Résumé
Que faisons-nous au monde ? Au centre de cette interrogation anxieuse, aux dimensions écologiques, sociales et existentielles, trône « le travail ». Pilier de notre société, il est dans toutes les bouches, que ce soit pour en vanter la valeur ou le conspuer, souhaiter son extension, sa transformation ou sa disparition. Dans ces débats passionnés, nous peinons cependant à nous accorder sur ce qu’il désigne. Par exemple, peut-on dire qu’une aidante familiale, un stagiaire, un youtubeur, une bénévole, un chien d’aveugle, un manager placardisé, un algorithme, un inconscient, une somme d’argent ou encore une vache laitière « travaillent » ?
Ce livre offre de regarder « le travail » en tant que catégorie de la pensée et de la pratique, historiquement construite. En dix siècles, le mot a pris trois significations principales dans les usages ordinaires, scientifiques et institutionnels. Il a servi à désigner la peine que l’on se donne pour produire des choses utiles, dans le cadre d’un emploi dont on peut vivre.
Or la société actuelle regorge de pratiques qui désarticulent l’activité, la production utile et l’emploi rémunéré. Le trouble est donc jeté sur la catégorie de pensée « travail », mettant en question la valeur qui lui est accolée et les institutions qui portent son nom.
Cet ouvrage documenté ébranle les évidences et pointe les juteuses équivoques sur le sens du mot « travail ». Il propose de le déplier afin d’équiper plus finement la pensée et l’action.
Caractéristiques
Sommaire
Introduction. Une catégorie de la pensée et de la pratique
PREMIERE PARTIE : GENEALOGIE DE LA CATEGORIE DE PENSEE « TRAVAIL »
Chapitre 1. S’équiper pour faire une sociologie des catégories de pensée
Lunettes théoriques
Des mots incorporés, qui nous paraissent naturels
Les catégories sont socialement construites
Elles expriment un état de la société
Elles s’imposent à nous et outillent notre pensée
Des catégories de la pensée aux catégories de la pratique
La différence d’avec un concept
De la difficulté de dénaturaliser « le travail »
Comment penser le cadre en étant dans le cadre ?
Un geste subversif
Résistances des professionnels « du travail »
Un rapport subjectif au signifiant « travail »
Approche méthodologique
Attraper ce qui est ubiquitaire ?
Les dictionnaires de la langue courante
Repérer les usages institutionnels
Usages dans les textes savants
Circulation entre ces trois sphères
Chapitre 2. Lorsque le « travail » n’existait pas
Éviter les chausse-trappes
Dépasser le discours du XIXe siècle
Généralisations délicates et sources lacunaires
Catégories de pensée antiques
Ergon et ponos : l’acte et l’effort
Valorisation de l’activité et des savoir-faire depuis l’époque archaïque
Justification de l’ordre social esclavagiste à l’époque classique
L’invention du travail abstrait dans le droit romain
Les mots traduits par « travail » dans la Bible
Action, œuvre, métier
Modestie et pauvreté
Chapitre 3. Le labeur au Moyen Âge : une nécessité vertueuse
Débats sur l’étymologie
La torture ?
Poutre, catafalque et machine du maréchal-ferrant
Travail, obstacle à franchir
« L’idée de transformation acquise par l’effort »
Accepter le labeur : l’idéologie chrétienne du travail
Une société d’ordres
Un ordre divin
Chapitre 4. Le « travail » du capitalisme marchand et colonial (XIVe-XVIIIe siècle)
Mise en place de trois significations sociales du « travail »
« La peine que l’on se donne pour faire quelque chose »
Le « travail » comme résultat de l’activité, ouvrage
Source de revenus pour la subsistance
Valorisation morale de l’action lucrative
La percée de la bourgeoisie
Justifier les pratiques par une éthique
Le « travail » des institutions royales : criminaliser l’oisiveté
L’apparition du « travail » dans la pensée théorique
Un mot-clé dans l’économie politique naissante
Le travail enchanté des Lumières
Chapitre 5. Le « travail » du capitalisme industriel salarial (1789-1945)
L’institutionnalisation du « travail »
De la « liberté du travail » au « Code du travail »
L’emploi se désencastre (mais pas toute l’activité)
Les « travailleurs » et le « travail » vus de l’Église à la fin du XIXe siècle
L’organisation scientifique du travail (Taylor)
Pénétration sociale du « travail » comme catégorie polymorphe
Le travail au cœur des pensées disciplinaires
Ancrage confirmé dans la pensée économique
Le travail abstrait des sciences physiques
Les usages du « travail » par les philosophes allemands du XIXe siècle
Les catégories de « travail » dans l’œuvre de Marx
Les trois sens du mot chez Freud
Le travail comme objet sociologique
Les sciences « du travail » au début du XXe siècle
Le « travail », mot-clé et polysémique des sciences
Les usages sociaux du mot « travail »
Le « travail », objet important dans la littérature et le cinéma
L’activité : moins de peine, plus de soin
L’« ouvrage », encore
Un rapport social d’emploi
Travail dégradé et valorisé dans le capitalisme industriel
XIXe siècle : les employeurs louent le « travail »
Le travail comme devoir moral au XXe siècle
Valorisation du « travail » même dans les contre-pouvoirs
Critiques sociales « du travail » et de son culte
Chapitre 6. Le « travail » de la société de consommation fordiste (1946-1990)
Une société « du travail »
Fordisme et société de consommation
Séparation de la production et de la consommation
Division de la pensée et de l’action
Éloignement croissant de l’acte et de ses effets
Le « travail » dans les institutions : l’emploi
« Le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi »
La Sécurité sociale : « le travail » se charge d’ambivalences
La défense syndicale du « travail » au nom de la solidarité
Mouvements sociaux et « droit du travail »
Les nouvelles promesses des employeurs
Usages disciplinaires éclatés
Incertitudes, hésitations et contradictions sur le sens du mot
Objet, contexte, concept et spécialité professionnelle
Le travail comme « subsistance » et production utile
Travail prescrit, travail réel
Le travail comme emploi
Le « travail domestique » : usage critique de la catégorie dominante
Transformations des trois usages sociaux « du travail »
Ouvrage réalisé, et effort soutenu, finalisé, productif, utile et coordonné
Une occupation professionnelle rétribuée
L’imbrication des trois significations
Chapitre 7. Le capitalisme néolibéral depuis les années 1990
Le « travail » des institutions : menaces sur le salariat et promesses de bonheur
Stabilité de la norme salariale et de la « valeur travail »
L’avenir du « travail » serait la fin du salariat
Le « travail » vu des syndicats patronaux
Happy ! Le « travail » des employeurs
Usages ordinaires : l’utilité définit le « travail »
Une activité : un effort productif utile
Tâche, manière, ouvrage réalisé et production utile
Une activité rémunérée… ou pas
Stabilité des significations et multiplication des locutions
Critiques du « travail »
Les conceptions du « travail » dans les sciences humaines et sociales
Accord sur les désaccords
Le débat sur la « fin du travail »
Le « travail » des économistes orthodoxes
Théories du travail comme activité
Brouillage des frontières du « travail » et du salariat
Chapitre 8. Une catégorie de pensée problématique
Le rapport incertain entre les différentes significations
Trois champs de significations
Généralisation et restriction
Un cumul original, historique et local
Incertitudes
Quelle valeur ? D’après qui ?
Valeurs historiques du « travail »
Ce qui compte dans le « travail » : multiplicité des valeurs en jeu
La valeur de la valeur change selon le point de vue
« Ça dépend »
Quels rapports entre ces significations ?
L’activité change lorsqu’elle est employée
Utile à quoi ? À qui ? Quand ?
La norme de production et d’utilité actuelle
La subsistance : trois échelles, en rapport
Le besoin d’une triple indifférence
SECONDE PARTIE : TROUBLES DANS LE TRAVAIL
Chapitre 1. La question de la subsistance dans le capitalocène
Des emplois nocifs ou inutiles au cœur du salariat
Le syndrome des « bullshit jobs »
Même dans les services publics
« Eux, ils ne travaillent pas »
Voler : une activité professionnelle rémunératrice
Le capitalocène : produire contre notre subsistance
Conflits, résistances et sorties
L’hyperaction dans l’emploi comme esquive du travail psychique
« Plutôt faire n’importe quoi que de ne rien faire »
Utilisation des défenses par le management
La bonne conscience de « travailler beaucoup »
« Just do it » : faire sans penser
Changer la catégorie de pensée ou les institutions ?
Chapitre 2. Des pratiques utiles et vitales, hors emploi
Donner la vie, la maintenir et survivre
À l’origine du mot « travail » : faire des enfants
Les tâches parentales et domestiques
Le care : une activité pénible et utile
Valeureuses aidantes familiales
Femmes de…
Le « travail de subsistance »
Le care écologique
Le bénévolat
Produire pour soi : le cœur ou l’envers du « travail » ?
Quand l’emploi salarié a détrôné l’autoproduction
Complément
Compensation
Critique
L’enjeu de penser l’autoproduction comme « travail »
Produire du sens
Faire de la politique : une production utile qui demande de la peine
L’inestimable activité psychique
Quel emploi de l’activité des vivants non humains ?
Les divers emplois de la production d’autres vivants pour notre subsistance
Une activité…
… mais pas de Code de l’emploi
Hésitations et ambivalences
Chapitre 3. Des revenus sans rien faire
Revenus du capital dans le capitalisme financier
Revenus de la redistribution
Être employé à ne rien faire
Les « arrêts de travail » légaux, dans l’emploi
Les coulisses de l’activité
La placardisation
Les emplois fictifs
Être payé pour quitter son emploi
Esquiver les tâches domestiques grâce à son emploi
Chapitre 4. Guérilla autour du « temps de travail » dans le salariat
Les tâches « en plus »
Les heures supplémentaires non payées
Les transports exigés par l’emploi
Les tâches bureaucratiques en plus du « travail normal »
Ce qui ne (se) compte pas comme « travail » dans la tâche payée
L’oubli gestionnaire du réel
Et toi, tu fais comment ?
Parler du travail réel, est-ce du « temps de travail » ?
Tensions éthiques et morales
Simuler et dissimuler des émotions pour rendre service
Simuler le bonheur pour se maintenir en emploi
Renoncer à ce qu’on aimerait faire au monde
Rester employable
Chapitre 5. Faire face à l’hypocrisie de la norme salariale
Se constituer comme force de travail « employable »
Se former
L’activité productive des demandeurs d’emploi
Le marketing de soi et le self branding
Construire et entretenir un « réseau »
Précarisation : la tâche chronicisée de quête d’emploi
Produire bénévolement dans l’espoir de décrocher un emploi
Les stages : occuper bénévolement l’emploi que l’on convoite
« Hope labor » : produire bénévolement en vue d’être employé
Accepter des statuts utiles ou profitables dont on ne peut pas vivre
Les salariés pauvres
Pauvres entrepreneurs
L’emploi profitable et productif à prix cassé
Les politiques publiques de l’activation
Remplacer des professionnels rémunérés par des bénévoles amateurs
Des professionnels actifs non reconnus comme « travailleurs »
L’emploi non déclaré à l’État
La prostitution
L’accompagnement sexuel des handicapés
Chapitre 6. Nouveaux modèles économiques
La production bénévole réalisée par la foule
L’autoproduction dirigée des consommateurs
La marchandisation de l’attention et des données
La coproduction collaborative
Les biotechnologies et l’industrie du vivant
Les essais cliniques
La « bioéconomie »
Quel statut ?
Quel droit pour l’emploi du vivant ?
Les places de marché numérique : quel statut des prestations à la tâche ?
L’entrepreneuriat de soi
Des intermédiaires de marché
Retour de l’emploi à la tâche, hors salariat
Compétition, notation, dépendance économique
Peu payés, pas protégés
Les robots doivent-ils cotiser à la Sécurité sociale ?
Les machines remplaceraient le travail humain et animal
Un « travail » sans activité… qui ne relève pas du Code du travail
Chapitre 7. Les usages sociaux de la polysémie
Les situations bizarres expriment l’état de la société
Éclatement des significations
Tectonique des plaques
Le jeu de bonneteau avec les valeurs du « travail »
Au nom de l’emploi : faire quelque chose pour autre chose
L’(auto)exploitation de la valeur intrinsèque de l’activité
Au nom de la valeur d’utilité sociale
Une confusion bien utile (mais pas à tous et toutes)
Un outil de pensée obsolète ?
Que faire du « travail » ?
Arrêter de « travailler » ?
Lutter contre le « travail gratuit » ?
Sortir de l’institution du travail ?
Faut-il éliminer le mot « travail » dans les sciences ?
Faire une « révolution épistémologique » ?
Conclusion
Bibliographie /Annexe
Autour de l'auteur
Sociologue, Marie-Anne Dujarier est professeure de sociologie à l’Université de Paris, chercheure au LCSP et associée au LISE (CNAM /CNRS). Elle est l’auteure de livres remarqués tels que L’Idéal au travail (Puf, 2006; 2e édition, coll. « Quadrige », 2018), Le travail du consommateur (La Découverte, 2014) et Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail (La Découverte, 2016).