Nous avons appris avec une grande tristesse le décès de Marie-Christine Hellmann le 30 décembre 2017. Ancienne élève de l’École normale supérieure et de l’École française d’Athènes, médaille d’argent du CNRS en 2012, grande spécialiste de l’architecture de la Grèce antique, Marie-Christine Hellmann dirigeait aux Puf la Revue archéologique depuis près de 15 ans avec une énergie et une rigueur admirables. Nous tenons à lui rendre hommage et reproduisons ci-dessous la « Commémoration de Marie-Christine Hellmann », prononcée le 7 janvier au Père Lachaise par Pierre Gros, directeur adjoint de la Revue archéologique, académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Pierre Gros, directeur adjoint de la Revue archéologique, académie des Inscriptions et Belles-Lettres
Profondément bouleversés par la disparition brutale de celle qui fut pour mon épouse et moi-même une amie fidèle et pour moi une collaboratrice exemplaire pendant plus de dix-sept ans dans l’équipe de direction de la Revue archéologique, nous nous associons de tout cœur à l’hommage qui lui est aujourd’hui rendu et tenons à présenter à sa famille ici réunie nos condoléances les plus émues.
Je voudrais seulement, dans le temps qui m’est imparti, évoquer ces années de travail heureux, parfois difficiles comme il arrive dans toute entreprise de ce genre, mais toujours fécondes, où j’ai pu apprécier non seulement le savoir de cette directrice de recherche médaillée d’argent en 2002 par le CNRS, mais aussi la rigueur de ses critères, la justesse de ses jugements, la loyauté de ses engagements et, plus que tout peut-être, la grande humanité de Marie-Christine. Souvent assaillie par des problèmes de santé, elle savait, avec un courage et une énergie qui forçaient l’admiration de tous ceux qui la côtoyaient, reprendre sans défaillance les charges qui lui incombaient et assumer les responsabilités que tant de collègues lui conseillaient d’abandonner, en raison même de la fatigue qu’elles impliquaient. Mais Marie-Christine avait cette volonté dont elle m’avait souvent montré le caractère indéfectible, et cette fierté aussi, qu’elle laissait paraître parfois, en dépit de sa modestie, de montrer qu’elle était capable comme d’autres, plus que d’autres, de répondre aux impératifs imposés par les divers engagements qu’elle avait pris, et de poursuivre sa brillante action, tant dans le domaine scientifique que parmi les obstacles administratifs, en faveur de cette archéologie classique au service de laquelle elle avait voué sa vie. Mais ce courage dont elle fit preuve en tant de circonstances sans phrases ni emphase, lui conférait aussi une singulière générosité, faite de compréhension et d’empathie, à l’égard de tel ou tel de nos auteur(e)s potentiel(le)s, qu’un accident de la vie ou un imprévu quelconque avait empêché d’achever en temps voulu le travail promis pour un prochain fascicule de la revue : quelles que fussent les exigences éditoriales auxquelles il convenait de faire face, elle avait la patience de l’attendre et éventuellement la bonté de l’aider aux dernières mises au point. Elle dispensait en ces cas-là aussi bien sa science que son temps, avec une discrétion qui savait ménager la susceptibilité de l’auteur(e) en question. Une telle attitude est véritablement un modèle, dans le petit monde de l’université et de la recherche, volontiers impitoyable à l’égard de ceux qui, pour des raisons bien indépendantes de leur volonté, peuvent pour un temps rester sur le bord de la route. Entendons-nous : cette bienveillance active si prompte à se manifester ne l’empêchait pas d’émettre à l’occasion, mais toujours en prenant soin de ne pas blesser frontalement, des appréciations lapidaires dictées par sa fine intelligence, et dont la sévérité n’avait d’égale que la pertinence.
Qu’il me soit permis de citer ici les mots de Charles Ruelle, responsable du service des périodiques aux Presses universitaires de France, écrits lors de notre dernier échange : « Mme Hellmann portait, par son investissement sans faille, l’une des revues les plus anciennes et les plus prestigieuses de notre catalogue ». Portait en effet, avec tout ce que cela comporte de recherches parfois fastidieuses, d’interventions diverses auprès des savants jeunes ou moins jeunes jugés capables, en raison d’une découverte ou d’une publication récentes, d’apporter une contribution importante, de collecte et de contrôle des textes des communications présentées dans le cadre de la Société française d’archéologie classique, de désignation des experts qui pourraient évaluer dans le cadre de leur spécialité la portée et l’opportunité des projets d’articles, sans parler de la répartition des livres reçus pour la rédaction des recensions, qui depuis toujours ont constitué l’un des attraits majeurs de la Revue archéologique. Quand je dis cela, je n’enlève rien évidemment au travail assidu et si précis de la secrétaire de rédaction, Anne-Sibylle Loiseau et de son assistante Françoise Turquéty, qui avec leur science personnelle, fort grande, et l’attention qu’elles apportaient à la correction, au sens le plus exigeant du terme, des textes retenus, ont été pour elle – et pour moi – des collaboratrices indispensables (Françoise Turquéty, qui n’a pu se libérer, s’associe par le cœur et par la pensée à cette cérémonie). Je n’enlève rien non plus aux membres du Comité de direction et du Comité de lecture, français comme étrangers, dont les avis étaient précieux. Je veux seulement dire que sans Marie-Christine les deux fascicules annuels de la RA, dont elle était si heureuse et si légitimement fière de la sortie régulière, à l’intérieur même du millésime indiqué sur leur couverture – chose rare, pour ne pas dire exceptionnelle dans le contexte éditorial des sciences humaines – ces deux fascicules eussent été difficilement « bouclés » dans les délais requis.
A quoi il faut ajouter bien sûr l’apport scientifique personnel de Marie-Christine, dont l’importance n’était pas toujours perceptible à qui n’avait pas suivi la longue aventure des publications. Mais nous savons bien que, même quand son nom n’apparaissait pas, de nombreuses études, sans son intervention, sans les compléments bibliographiques et les suggestions ponctuelles ou méthodologiques qu’elle avait soufflées à l’auteur, eussent été beaucoup moins savantes et moins actualisées qu’elles ne le sont dans leur version définitive.
Cette participation personnelle fut aussi, sous une forme éclatante cette fois, et avec quelle ampleur, constituée par sa Chronique d’architecture grecque, où elle réunissait chaque année, jusqu’à une date récente, la liste des monographies monumentales ou urbanistiques, des ouvrages thématiques ou de synthèse, écrits dans toutes les langues européennes, tout dernièrement parus. Chacun de ces livres, quelle qu’en fût la teneur et la complexité, y faisait l’objet d’une analyse serrée, qui le situait précisément dans le paysage scientifique de sa spécialité et en définissait les apports ou les faiblesses avec une rigueur et un savoir dont seule Marie-Christine pouvait se prévaloir, compte tenu de la qualité de sa propre recherche en ces divers secteurs. Elle complétait ainsi en lui donnant un caractère systématique le panel de ses propres recensions qui, dans chaque numéro, complétaient, nombreuses, la rubrique déjà citée des comptes rendus.
Pour saisir la somme de travail et la puissance créatrice ainsi cumulées, il faut savoir que ces années de direction de la RA furent aussi pour elle, et ce n’est pas le moindre de ses tours de force, celles de la publication des trois premiers tomes de son Grand Manuel d’architecture grecque, aux éditions Picard, dont chacun connaît le caractère encyclopédique et la valeur éminente. On sait que, outre la compilation et la mise en ordre d’une bibliographie énorme et difficile à maîtriser, la réalisation de ces livres impliquait le retour sur de nombreux sites méditerranéens pour la vérification de diverses données peu ou mal publiées avant elle ou pour la prise d’une photographie plus éloquente que celle dont on pouvait disposer. Son attention au détail, ses scrupules de chercheuse et la haute idée qu’elle se faisait de la diffusion des connaissances imposaient ces déplacements, souvent longs et pénibles. Le quatrième volume, dont elle me parlait encore le mois dernier, était en voie d’achèvement. On peut déjà affirmer, sans risque d’erreur, qu’ils feront date dans le champ de ces études si magnifiquement illustrées par la tradition française. Le dernier paru a été couronné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Je clorai là cette trop rapide évocation d’une personnalité aussi riche humainement que scientifiquement, non sans avoir redit combien sa disparition nous laisse tristes et désemparés. La présence de Marie-Christine n’est pas prête de s’effacer de notre pensée. Nous en garderons le souvenir le plus vivant et souhaitons, en lui disant aujourd’hui un dernier adieu, lui manifester notre affectueuse gratitude pour tout ce qu’elle nous a apporté et appris.