Quel regard portez-vous sur les transformations européennes en matière de travail et d’emploi ?
Depuis le début des années 2000, les gouvernements européens de la droite et du centre se sont désintéressés de la question du travail. Tous ? Non. En 2007, en France, la campagne présidentielle tournait principalement autour de cette question. Par sa simplicité et sa brutalité, le slogan du candidat élu, « Travailler plus pour gagner plus », a frappé les imaginaires. Il rendait explicite ce qui est l’une des orientations fondatrices du libéralisme : une lecture purement quantitative du travail – celui-ci n’ayant de sens que par rapport au volume de richesses créées –, qui empêche d’y voir un lieu d’inégalités ou d’injustices et qui, par-dessus tout, retire aux travailleurs toute possibilité de qualifier par eux-mêmes l’expérience qu’ils subissent. Ce slogan a largement rassemblé, dans un pays – la France – où ces questions sont si difficiles à traiter.
De leur côté, les gauches européennes se détournaient de cette question. Après s’être intéressées au thème de la réduction du temps de travail, qui avait dominé les débats sociaux dans les années 1990, elles se sont centrées sur le seul problème de l’emploi. Ces gauches ont initié des réformes du marché du travail, c’est-à-dire de l’accès à l’emploi ou de la cessation d’emploi. Mais l’emploi n’est pas le travail : il ne dit rien des conditions matérielles ou des relations sociales dont nous faisons tous l’expérience dans notre vie professionnelle. Si certaines réformes peuvent se justifier, le délaissement de la question du travail n’en a été que plus marqué. Politiquement, l’horizon d’un travail plus juste est demeuré lettre morte.
Pourtant, ne doit-on pas chercher à s’inspirer des « bonnes pratiques » de nos voisins européens ?
Pour répondre à cette question, il faut à nouveau distinguer deux choses :
- Les effets sur l’emploi. Notons que ce n’est pas la réforme du marché du travail seule qui améliore l’emploi mais son couplage avec la stratégie industrielle de chacun des pays. La France connaît des difficultés majeures en matière de « carnet de commandes ». Elle peine à définir une stratégie industrielle centrée sur l’innovation, la synergie multi-acteurs, la conquête de marchés à l’exportation. Si ces questions ne sont pas réglées, les simples ajustements sur le marché du travail n’y changeront rien.
- Les effets sur le travail. Le cas britannique est caractéristique d’un complet renversement de perspective : l’amélioration de l’emploi se double de l’apparition du contrat « zéro-heure » et de nouvelles formes d’exploitation. C’est vraiment lâcher la proie pour l’ombre… En Allemagne, les effets sur le travail sont limités par la puissance du syndicalisme industriel. Mais la précarité s’est fortement développée dans certains secteurs – notamment les services – tandis que l’inégalité hommes et femmes est une constante du modèle allemand. Il ne sert à rien de fétichiser le modèle allemand. Il a ses forces évidentes, mais aussi ses faiblesses.
Dans l’ensemble, ces dispositifs entendent améliorer l’emploi au détriment du travail. C’est une erreur grave. Ne nous étonnons pas que, dans les pays qui – culturellement ou institutionnellement – y sont particulièrement poreux, l’extrême droite fasse des bonds de géant. C’est un des rares acteurs politiques à parler du travail, avec le discours que l’on sait.
Quel est le principal reproche que vous faites à la Loi el Khomri, dite Loi « Travail » ?
Tout d’abord, cette loi arrive tard : au lieu d’être un signal politique fort, elle apparaît comme une manière de renouer maladroitement la gauche de gouvernement avec son électorat. De plus, elle porte bien mal son nom : du « travail » précisément, il n’est pas question.
Ensuite, elle ne se donne pas les moyens de réfléchir aux formes d’injustice qui accompagnent la révolution techno-organisationnelle en cours actuellement. La France veut interdire Uber, par exemple, mais promeut dans le même temps une culture de la compétition sans contrepartie pour les salariés. Il y a fort à parier que cette contradiction va s’intensifier dans les années à venir. Elle pourrait même produire des effets délétères : sous la double pression du capital et de l’innovation, les interdits finiront par tomber ; mais la France ne sera absolument pas prête à faire face à un monde du travail bouleversé, où l’injustice sociale prendra des formes nouvelles.
Enfin, sous l’influence de certains économistes (voir notamment l’édition du Monde du 4 mars 2016), le gouvernement a cédé à une lecture simpliste de la vulnérabilité : celle selon laquelle seule l’absence d’emploi est préjudiciable à la construction de la personne. Le chômage est un problème extrêmement grave. Mais on voudrait que les mêmes économistes, soudain soucieux de la situation des chômeurs, soient aussi attentifs à la lutte contre la grande pauvreté ou aux nouveaux visages de l’injustice sociale, notamment au travail.
En période de crise, n’apporte-t-elle pas malgré tout un certain nombre de réponses ?
Là où il aurait fallu articuler différents types de vulnérabilité, ce gouvernement est resté sur une lecture partiale. La même à laquelle il fait référence lorsqu’il est question de la situation tragique des attentats : l’exposition des populations civiles et le devoir absolu de protection qui l’accompagne se doublent d’une absence d’analyse ou d’action dans le domaine des discriminations, sur le marché du travail, dans les quartiers, etc. Dans ces temps troublés, nous aurions pourtant besoin d’une politique de la globalité pour face aux menaces ou aux défis d’un monde globalisé.
Pour autant, une telle initiative aurait pu être prometteuse. Politiquement, il était possible d’entendre les demandes de certains chefs d’entreprise, concernant leurs difficultés à faire face à une économie hautement concurrentielle et globalisée. Mais de là à approfondir plus encore la remise en cause de la hiérarchie des normes (entre les niveaux national, professionnel et d’établissement), à ne plus motiver les licenciements économiques et à plafonner les indemnités prudhommales (comme le voulait le projet initial), il y avait une limite… à ne pas franchir.
C’est un peu comme si, en situation de crise, on préférait réorganiser la caisse à outils plutôt que de choisir les outils adéquats. Les outils adéquats, c’est un soutien beaucoup plus poussé aux entreprises tournées vers l’innovation, une réforme de fond de la formation professionnelle et une meilleure lisibilité des principes juridiques fondamentaux – ce qui est l’esprit du « rapport Badinter ». Ce pouvait être un rapprochement de la réglementation entre CDD et CDI. Mais certainement pas une opération visant à ne plus « qualifier » l’expérience de travail.
Vous qui vivez en Belgique, pensez-vous que le projet de l’actuel Ministre fédéral, Kris Peeters, soit plus prometteur ?
De façon générale, le dialogue social fonctionne beaucoup mieux en Belgique qu’en France. Le « modèle belge de concertation sociale » a beaucoup à apprendre à ses voisins. Mais précisément, il est menacé. À côté du Ministre CD&V (chrétien-démocrate), la NVA (Nouvelle alliance flamande) s’emploie à le fragiliser.
De plus – et tel est à mes yeux l’enjeu le plus important –, la Belgique connaît de profondes inégalités de développement, économiques et territoriales. L’une des responsabilités du gouvernement Michel est d’aider des pans entiers du sud du pays, en étroite coopération avec la Région wallonne, à requalifier leur appareil productif.
Le projet d’un « travail soutenable » est à ce prix. Sans quoi, il y a fort à craindre que le terme, par ailleurs intéressant, ne serve à masquer une simple « fluidification » du marché du travail. Et il n’est pas sûr que les syndicats l’acceptent. Dans un pays qui connaît également une crise du syndicalisme, on voudrait que les partenaires sociaux dessinent un nouveau compromis social face à la mondialisation. Un compromis historique…
Pour conclure, vous évoquez souvent le thème des injustices dans le travail. C’est aussi le sujet de votre dernier livre. Vous pensez que nous entrons dans une nouvelle ère à ce propos ?
Absolument. Le monde actuel est gros de promesses technologiques extraordinaires. Quand on regarde le succès d’un film comme « Demain », on voit aussi qu’il a les moyens de faire face à la crise écologique : une intelligence collective se déploie à tous les étages de la société. Il en va de même pour la crise du lien social. Des initiatives existent de longue date, qui tentent de réinventer un monde plus juste et plus vivable.
Mais cela suppose d’y voir plus clair, de reconstruire des grilles d’analyse de nos fractures sociales. Or le travail a été le grand oublié des théories de la justice sociale. Ce livre essaie d’y pallier, en proposant non pas une solution, mais une méthode, des critères d’analyse des injustices.
C’est, je crois, fondamental. Car la philosophie qui sous-tend ce livre est, dans le fond, assez simple : c’est aux travailleurs d’œuvrer à leur propre émancipation. Dans un monde complexe, multiculturel et fragmenté, cette tâche n’est plus du ressort des chercheurs. Le mieux que ceux-ci puissent faire dans ce contexte, c’est de forger des outils en espérant qu’ils aient en sens pour la pratique. S’ils n’en ont pas – ou pas suffisamment –, il faudra les changer ou les affiner. Voilà pourquoi le livre s’achève sur des propositions de recherche. Cent fois sur le métier…
Interview de Matthieu de Nanteuil, professeur à l’université de Louvain,
auteur de Rendre justice au travail (Puf, 2016).
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