L’athlète accomplit l’impossible, se bat pour sa nation, incarne l’exemplarité, aujourd’hui comme hier. Avec la figure de Milon de Crotone, c’est bien à la naissance du concept même que s’attaque Jean-Manuel Roubineau. Déjà célèbre de son vivant, pour ses exploits comme pour ses responsabilités, le Crotoniate devient une légende après sa mort. Jean-Manuel Roubineau revient sur cette figure de l’athlète antique à travers son représentant le plus complet.
Comment définir l’athlète de l’Antiquité ? De quelle position sociale jouit-il ?
On peut définir l’athlète comme un individu qui consacre l’essentiel de son temps à la préparation sportive en vue de la participation à des concours. C’est une figure qui, si elle est pour nous familière, n’a pas toujours existé. Les athlètes surgissent, dans le monde ancien, au VIe siècle av. J.-C., sous l’effet d’une véritable mutation culturelle qui frappe les cités grecques et donne naissance à la culture sportive.
C’est alors que sortent de terre les premiers espaces dédiés au sport (gymnase, stade) et que se met en place un calendrier récurrent de compétitions panhelléniques. Mais c’est surtout le moment de définition des contours de la vie athlétique : les athlètes, issus pour l’essentiel des couches sociales privilégiées, se soumettent à un mode de vie réglé, articulant séances régulières d’entraînement, mais aussi injonctions diététiques, phases importantes de repos et, idéalement, absence de sexualité.
C’est à ce titre que la figure du champion de lutte Milon de Crotone est intéressante. Au travers de Milon et des exploits qui lui sont attribués, on parvient à saisir les conditions d’apparition de la figure de l’athlète dans les cités, dans le courant du VIe siècle. Les exploits physiques et alimentaires prêtés à Milon ne sont que la forme hyperbolique de traits de la vie athlétique. La légende prétend que sa diète quotidienne serait constituée d’une douzaine de kilos de viande et d’une douzaine de kilos de pain, accompagnés d’une dizaine de litres de vin. Un tel régime est inenvisageable, mais il témoigne d’un phénomène bien réel, à savoir l’apparition d’une diététique à base de viande, qui va durablement caractériser les usages alimentaires des athlètes. De même, les Anciens racontent que Milon aurait transporté sa propre statue, à la seule force de ses bras, dans l’enceinte d’Olympie. De nouveau, si un tel exploit est impossible, eu égard au poids considérable des statues, en revanche, le principe d’exercices gymniques fondés sur l’étreinte de statues est bien attesté. En cela, les récits relatifs à Milon témoignent de l’apparition de nouvelles pratiques corporelles qui contribuent à faire de la vie athlétique une vie singulière, radicalement distincte de celle des autres habitants des cités.
La vie athlétique est orientée vers les concours. Ces derniers se déroulent durant l’été. Il existe de nombreuses compétitions locales, mais quatre concours, dits « sacrés », occupent le sommet du système : le concours olympique, qui a inspiré nos Jeux Olympiques, mais aussi les concours pythique, isthmique et néméen. Remporter les quatre titres lors d’un même cycle constitue l’exploit le plus élevé qu’un athlète puisse accomplir. Milon de Crotone est le tout premier athlète de l’histoire à avoir réalisé une telle prouesse, à la fin des années 530 av. J.-C. – prouesse qu’il a d’ailleurs rééditée à plusieurs reprises.
Les victoires dans ces compétitions prestigieuses fournissent aux champions une position sociale particulièrement avantageuse. Leur notoriété est considérable. Des statues sont érigées à leur effigie, dans leur cité même ou sur le site du concours qu’ils ont remporté. Des poèmes sont composés qui célèbrent leur gloire. Leur cité d’origine leur vote fréquemment différents avantages, qu’il s’agisse de primes en argent ou du droit d’être nourri aux frais de la cité. Certains athlètes sont même assimilés aux héros et font l’objet de véritables cultes. Et leur notoriété peut servir de tremplin à une carrière politique ou militaire. Milon de Crotone a ainsi été investi de la direction de la guerre contre Sybaris, cité voisine de Crotone, en 511/510 av. J.-C. L’historien Diodore de Sicile lui attribue un rôle essentiel dans la victoire. Vêtu d’une peau de lion et armé d’une massue, à la manière de son modèle, Héraclès, il aurait chargé l’armée sybarite, placé au premier rang des Crotoniates.
Les Jeux Olympiques sont aujourd’hui présentés comme une célébration de la paix, or Milon de Crotone fut à la fois une légende du sport et un célèbre chef de guerre. Quel lien entre la guerre – et la politique – et le sport dans les concours olympiques antiques ?
Les concours olympiques antiques entretiennent un rapport paradoxal à la guerre.
Démentant un lieu commun très répandu, la guerre ne cesse pas durant les concours olympiques. La trêve, qui est proclamée avant chacun des quatre concours sacrés, revêt deux aspects : à compter du moment où les ambassadeurs sont passés dans une cité pour proclamer la trêve, la cité en question doit, d’une part, laisser passer les athlètes et les pèlerins qui se rendent au concours et, d’autre part, interrompre toute hostilité à l’égard de la cité organisatrice des concours, dont le territoire est inviolable durant le temps de la trêve.
Ce principe de trêve a été remarquablement bien respecté durant toute l’histoire des concours olympiques. Seuls de très rares cas de violations sont attestés.
Le programme olympique se fait l’écho de cette trêve : ainsi, la dernière épreuve au programme est la course en armes, épreuve à mi-chemin du sport et de la guerre, qui est placée là pour marquer la fin de la trêve et le retour à une situation diplomatique normale.
Mais si le sport et la guerre sont distingués, leur lien est très fort dans la culture grecque. Le sport est pensé comme préparatoire à la guerre, et l’athlète comme le meilleur des soldats. Au IIIe siècle apr. J.-C., Philostrate, auteur du seul traité de gymnastique antique parvenu jusqu’à nous, souligne, à propos des athlètes du temps de Milon, qu’ils « faisaient de la guerre un exercice pour la gymnastique et de la gymnastique un exercice pour la guerre ». Les sports de combat, notamment, permettent de développer la force et les savoir-faire qui se révèlent ensuite utiles dans l’affrontement militaire.
Plus généralement, le sport est un lieu privilégié de construction de la masculinité. En cela, les vertus attendues des athlètes sont celle attendues de tous les hommes. Milon, archétype de l’athlète, a, pour cette raison, été érigé en archétype de la virilité durant toute l’Antiquité. Sa force exceptionnelle et son courage ont contribué à en faire un véritable symbole : pour les Anciens, si Socrate incarne la sagesse et Crésus la richesse, c’est à Milon qu’il revient d’incarner la force.
Les concours antiques ont-ils connu des scandales similaires à ceux qui émaillent les Jeux modernes ? Quels étaient alors les organes de régulation et de contrôle ?
On peut commencer par dire que l’un des principaux maux du sport moderne, le dopage, n’existe pas dans l’Antiquité. Il n’existe pas de substances qui soient à la fois pensées comme propices à l’exploit et interdites par l’autorité organisatrice d’une compétition, et dont la consommation constituerait donc un acte de dopage.
En revanche, les Anciens ont eu recours à de nombreux procédés pour augmenter leurs chances de victoires. Certains se font dans le cadre de la règle, à l’exemple des lavements pour les coureurs, destinés à leur donner un supplément de légèreté propice à la course.
Par ailleurs, les athlètes ont parfois recours à des pratiques magiques. Milon est très fréquemment associé à une pierre magique, l’alectorie (ou « pierre du coq »), qui aurait été source de son invincibilité. Cette pierre, créditée de toutes les vertus, et que Milon portait dans la bouche, visait sans doute principalement à réduire la soif, un des adversaires les plus impitoyables des athlètes exposés à de très fortes chaleurs durant les compétitions.
Mais surtout, le sport antique n’est pas exempt de fraudes et de tentatives de corruption. Pausanias, érudit voyageur du IIe siècle apr. J.-C., décrit de manière détaillée les statues que les autorités olympiques érigeaient dans le sanctuaire d’Olympie avec l’argent des amendes infligées aux athlètes. Les inscriptions qui accompagnent ces statues permettent de découvrir quelles manœuvres les athlètes les moins scrupuleux étaient prêts à réaliser pour obtenir la couronne du vainqueur. Il s’agit, le plus souvent, de versement d’argent, par l’athlète lui-même, ou par son père si l’athlète est un enfant, à l’un ou l’autre de ses adversaires, pour acheter la victoire. De même, un papyrus d’Oxyrhynque publié très récemment, a transmis un document unique en son genre : il s’agit d’un contrat, daté de 267 apr. J.-C., liant deux jeunes lutteurs finalistes du concours des Antinoeia, à Antinopolis (Égypte). Le père de l’un des athlètes s’engage à payer aux garants de l’autre athlète 3800 drachmes en argent, en échange de la défaite délibérée de l’adversaire de son fils. La corruption existe donc bel et bien entre athlètes, et certaines victoires sont entachées de telles pratiques. Elle existe également entre les athlètes et les magistrats chargés de réguler les compétitions. S’il n’y a pas lieu de croire que l’ensemble du système sportif était corrompu, quelques cas de corruption de magistrats sont connus de nous.
Il n’existe cependant pas d’instance supérieure de contrôle ou d’harmonisation. Et c’est tout le paradoxe du sport antique : il fonctionne de manière très homogène d’une cité à l’autre, d’un concours à l’autre, alors qu’aucun organisme ou fédération panhellénique n’est chargé d’harmoniser les pratiques, qu’il s’agisse du type d’épreuves, du matériel, ou encore du répertoire technique. Les Grecs, quelle que soit leur cité d’appartenance, adhèrent à cette culture sportive commune, qui constitue un trait caractéristique de la vie en cité et s’organise autour de la célébration des exploits des meilleurs des athlètes. Dans ce cadre, Milon incarne, aux yeux des habitants des cités de son temps et des siècles postérieurs, l’idéal athlétique, et témoigne de l’irruption, en Occident, d’une figure sociale à la postérité remarquable : l’athlète.
Interview de Jean-Manuel Roubineau.
Auteur de Milon de Crotone ou l'invention du sport (Puf, 2016), Les cités grecques (VIe-IIe siècle av. J.-C.) (Puf 2015)
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