« La barbarie est par essence dangereuse. Ceux qui en relèvent doivent donc être combattus, soumis, ou au moins tenus aux abois. En retour, le vainqueur peut se poser en champion de sa propre civilisation. De tels présupposés imprègnent très tôt les scènes de Gigantomachies et de Centauromachies ; on les retrouve sur les sarcophages de bataille romains, dans la fresque de la bataille de Lépante de la Sala Regia du Vatican mais aussi sur les affiches de propagande de la Première Guerre mondiale. Dans tous les cas, l’acteur de la victoire obtient non seulement de la gloire mais aussi le droit de diriger les compatriotes qu’il a sauvés. De l’Égypte à la Mésopotamie, du Japon médiéval à l’Europe des États-nations, le triomphe obtenu contre les barbares constitue un élément récurrent de la légitimation du pouvoir en place. Pour les dirigeants, il s’agit donc de communiquer autour du barbare, soit pour le montrer lorsque son existence est incertaine, soit pour proclamer sa défaite une fois que la civilisation l’a vaincu. Si la représentation passe surtout par l’iconographie, l’exhibition ou l’exécution publique des vaincus contribuent aussi à célébrer la grandeur du triomphateur.
Si l’existence du barbare conforte un pouvoir politique, elle permet également d’appuyer et de fixer l’espace de sa domination. En effet, la distinction entre la civilisation et la barbarie nécessite la détermination d’une frontière. Il peut s’agir d’un marqueur géographique que l’on choisit de mettre en valeur, comme une mer, un marais ou une chaîne de montagnes. Mais il peut aussi s’agir d’une série de fortifications construites à grand-peine, comme les « murs du prince » en Égypte, la muraille de Chine, le mur d’Hadrien ou la levée d’Offa. Du Seigneur des anneaux à Game of Thrones, cette image a été largement exploitée par la littérature d’heroic fantasy. Qu’un tel dispositif s’avère fonctionnel sur le plan militaire, voilà qui importe assez peu. Par sa monumentalité, par la somme de travail rationnel qu’il représente, par les efforts économiques qu’impose sa garde, le mur constitue le plus évident symbole de la ligne de partage entre la civilisation menacée et la barbarie menaçante. La constitution de lieux symboliques peut également contribuer à ce processus. Certains sites sont considérés comme des coeurs de civilisation, justement parce qu’ils ont été saccagés par l’ennemi ; c’est le cas de Delphes, de Rome ou du palais d’Été de Pékin. D’autres lieux symbolisent en revanche la barbarie parce que des « civilisés » y ont été amenés en captivité ou parce qu’ils y ont découvert une culture agressivement différente : tel est le cas de Babylone, de Ctésiphon ou d’Uppsala.
Si le barbare représente un ennemi potentiel, il ne constitue pas pour autant un repoussoir absolu. D’abord, il a nécessairement quelques qualités militaires ou physiques, sans lesquelles la victoire du pouvoir légitime serait sans éclat. Le Galate mourant constitue l’archétype hellénistique de ce barbare dont la force d’âme vient exalter la gloire de celui qui le terrasse. Dans toutes les cultures, les moralistes ont d’ailleurs joué avec le motif de la valeur du sauvage, voire de sa supériorité sur le civilisé : plus proche de la nature, moins corrompu par les vices ou par l’argent, le barbare constitue un modèle de vertu, voire un reflet de la pureté perdue. Cette nostalgie peut se lire dans La Germanie de Tacite, dans le chapitre « Des Cannibales » de Montaigne, et même dans le baroque Conan le Barbare de Robert E. Howard. Certes, la vertu du barbare n’est pas nécessairement consciente et ses bienfaits se mesurent à l’échelle de l’Histoire, non à celle des hommes. Semblable aux catastrophes naturelles, le guerrier venu d’ailleurs est décrit par l’historiographie chrétienne comme un fléau lancé par le Ciel pour châtier les pécheurs. Aux yeux de l’historien musulman Ibn Khaldûn, le barbare, jeune et vigoureux, vient plutôt pour régénérer périodiquement le vieux monde décadent. Quitte à commencer par le détruire. »
Extrait de l'introduction du livre Les barbares, Bruno Dumézil
Pourquoi le barbare a-t-il toujours autant fasciné ?
Les rencontres avec Bruno Dumézil :
14 octobre à 17 heures
Librairie Kléber 1 Rue des Francs Bourgeois 67000 Strasbourg8 novembre à 20 heures
Rencontre en présence de Bruno Dumézil et William Blanc et animée par Anaïs Kien, journaliste à France Culture.
Librairie l’Atelier 2 bis Rue du Jourdain 75020 Paris
22 novembre à 18 heures
Librairie Mollat 15 Rue Vital Carles 33080 Bordeaux
Cafés Histoire de l'association Thucydide
Bistrot Le Balbuzard 54 Rue René Boulanger 75010 Paris