Où en est l’Europe ? Et où va-t-elle ? Entre européistes et eurosceptiques, entre défenseurs et pourfendeurs de l’Euro, entre partisans d’une Europe démocratique et sociale et acteurs d’une Europe néolibérale centrée sur le marché, les fossés semblent infranchissables. Mais d’où vient le problème ? Comment une idée aussi louable que la coopération des peuples peut-elle aboutir à une telle désunion ? Et maintenant, faut-il plus redouter la sortie que le maintien dans l’Union ? Robert Salais, auteur du Viol d’Europe, économiste et chercheur au laboratoire « Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société » (CNRS/ENS Paris-Saclay), s’appuyant sur l’histoire de la construction européenne, revient sur ces points.
Où trouver la source de l’euroscepticisme actuel, notamment économique ? Est-il le résultat d’une faute originelle, le fruit d’une gestion hasardeuse ou une opposition naturelle à tout projet de fédération ?
L’euroscepticisme n’est apparu que dans les années 1990, mais il prend sa source dès l’origine du projet européen. Ce projet a été bâti dès le départ à l’écart des pratiques et débats démocratiques nationaux, dans l’entre-soi des dirigeants politiques et des organisations internationales. Les mouvements européistes, nés avant et pendant la seconde guerre mondiale, concevaient en revanche le projet européen comme étant l’affaire des peuples et de leur coopération. Mais dès la fin des années 1940, ils furent marginalisés. Dans le contexte de la guerre froide, la construction de l’Europe résulta d’une « négociation » entre l’administration américaine et les gouvernements européens, en vérité très conflictuelle dans la mesure où ces gouvernements n’étaient que médiocrement intéressés, sinon même pour certains hostiles à l’affaire.
Une tout autre conception du projet européen l’emporta, une conception technocratique, où le politique se dissimulait derrière des choix apparemment techniques ; d’où un désintérêt croissant des gens « ordinaires » quant à une participation au projet européen, qui leur était en pratique refusée. Le processus européen est devenu au fil du temps de plus en plus opaque et lointain. Cela aurait pu être renversé à temps, mais les efforts répétés pour introduire la démocratie dans le processus échouèrent : le Congrès de La Haye en 1948 ; en 1953, le projet de communauté politique européenne, en 1970, le rapport Werner et, en 1984, le rapport Spinelli. Certes un Parlement européen existe. Il a quelques pouvoirs, mais ceux-ci sont soigneusement encadrés par la Commission et le Conseil des ministres où se retrouvent les gouvernements.
Un euroscepticisme franc, et même l’hostilité à l’Europe a émergé avec le basculement vers le marché unique, la libéralisation financière, le processus de convergence vers l’Euro, puis l’Euro, depuis la fin des années 1980. L’Euro est un acquis important, qui facilite la vie des Européens et de leurs entreprises. Mais mal conçu et ne tenant pas compte des inégalités de développement entre pays, il n’a pas apporté les bienfaits économiques et sociaux que les dirigeants européens ont fait miroiter. Dans ses mémoires, Jacques Delors voyait dans le marché unique et l’Euro la clé d’une relance de la croissance et de la réduction du chômage. Il s’est trompé : bien avant la crise de 2008, depuis les années 1980, le taux de croissance annuel moyen du PIB européen stagne autour de 2 %, élargissements successifs compris, en dessous de celui des États-Unis ou de la Grande-Bretagne. L’Europe de l’Euro a été ressentie comme celle de l’austérité, des inégalités et de la mise en cause des protections sociales et juridiques du travail.
Vous évoquez, concernant l’Europe, « la disparition d’une idée », celle d’une communauté de peuples libres et égaux. Renouer avec cette idée est-elle encore possible, alors même qu’elle est accusée – à tort ou à raison – d’abandonner la notion de peuple, tant au sens de nation que de classe sociale, au profit d’un libéralisme institutionnel ?
Le concept de peuple est paradoxal. D’un côté il est impossible à définir, ce qui favorise sa manipulation et son dévoiement. De l’autre côté, si l’on demande à chacun et chacune d’entre nous son identité, nous répondons sans hésiter Français, Italien, Allemand, etc. Comme le montre Jean-Christophe Bailly, dans Le Dépaysement (Seuil, 2011), est en jeu le sentiment d’appartenance à un pays, non pas une substance, mais un système de repères, de marques, d’attentes, d’inscriptions matérielles et institutionnelles en lequel nous nous reconnaissons et que nous partageons avec d’autres.
À la suite des deux échecs de l’Union européenne, démocratique et économique, voici le troisième : l’impuissance à créer un sentiment d’appartenance européenne. La conception intégratrice des autorités européennes est influencée historiquement par le modèle français d’État central, de plan et de régulations visant à l’uniformisation. En refusant ainsi de prendre en compte les spécificités sociohistoriques de long terme des pays européens, elle est apparue mettre en question les sentiments d’appartenance nationale sans proposer autre chose que leur dissolution dans le marché mondial.
Il aurait fallu que chacun puisse peu à peu s’affirmer, pour prendre cet exemple, à la fois français et européen au sens du sentiment d’appartenance décrit par Jean-Christophe Bailly. Ce n’est pas une simple question de bricolage bureaucratique ou institutionnel. Comment peut-on appartenir à un collectif en voie de constitution sans participer activement à sa construction et, ce faisant, pouvoir élargir sa pensée, son horizon d’activité ? La faillite est d’autant plus triste que les appuis sont là. Il n’est pas un pouce du territoire européen qui ne puisse ainsi faire l’objet d’une appropriation commune.
Les Européistes avaient, sinon conscience, du moins le pressentiment que là était la clé européenne (Voir le Manifeste de Ventotene rédigé en 1941 par le mouvement fédéraliste italien). Ce qu’ils entendaient par « communauté » devait se créer, non pas par l’intégration d’en haut, mais par la coopération entre les peuples de l’Europe pour trouver un chemin qui leur soit propre et qui s’inscrive dans la diversité de leurs identités, valeurs et aspirations. C’est cette conception qui inspire Keynes dans la proposition qu’il fit à Bretton Woods d’un ordre marchand mondial fondé sur la coopération entre les pays pour maintenir l’équilibre de leurs balances des paiements.
Renouer avec ces idées est-il encore possible ? L’exploration d’autres chemins pourrait être entreprise, qui conduirait à une Europe plus proche des projets initiaux, dans la mesure où ils ont fait l’objet de débats dans l’histoire du processus européen, comme je le montre dans mon livre. L’accumulation au cours du temps de choix qui s’en sont de plus en plus éloignés rend la chose très difficile, ainsi que l’absence de volonté politique collective et l’acharnement des dirigeants européens actuels à ne rien changer.
Le Brexit est bien sûr dans tous les esprits. Faut-il craindre un « Frexit », alors même que l’intégration de la France au sein de l’Union européenne paraît bien plus solide – et même constitutive – que celle de l’Angleterre qui n’appartenait pas à la zone Euro ?
La Grande-Bretagne fait partie intégrante du processus de construction de l’Europe. Elle a été active dès le début des négociations sur l’Europe. Ernest Kevin, travailliste, affirmait déjà en 1947 à l’administration américaine que « la Grande-Bretagne n’était pas un pays européen comme les autres ». Churchill était sur la même ligne. Ils souhaitaient prendre le leadership du projet d’Europe envisagé par les Américains, ce que ceux-ci refusèrent. Mais les Anglais jusqu’aux Traités de Rome de 1957 participèrent aux discussions sur l’Europe, allant jusqu’à proposer en 1956 une Europe à 17, bâtie comme zone de libre-échange, une formule plus souple que le marché commun. L’intégration française n’est par ailleurs pas plus solide que les autres : rappelons-nous la courte marge au référendum sur le traité de Maastricht et le vote « non » au référendum sur la Constitution européenne de 2005.
Il ne faut donc pas analyser le « Brexit » comme une sortie de la Grande-Bretagne de l’Europe, mais comme un nouvel épisode des rapports complexes entre Grande-Bretagne et Europe depuis l’après-guerre. Comment en être, où et jusqu’où ? Les réponses n’ont jamais, contrairement à certaines apparences, étaient de l’ordre du tout ou rien.
La solution européenne qui sera donnée au Brexit engage tout simplement la survie du projet européen tel qu’il est devenu. Les arguments des Anglais ont un fond de vérité. Il faut faire évoluer le projet européen vers plus de souplesse et de liberté. Sa rigidité conceptuelle, bureaucratique et intégratrice étouffe l’Europe, privant ses acteurs des capacités d’innovation nécessaires pour sortir de la crise. Ajouter un échec aux trois échecs évoqués précédemment, démocratique, économique et identitaire signerait le début de la fin.
Le fédéralisme est une option présente depuis l’origine, qui a toujours été caricaturée. Donner plus de pouvoirs au Centre et renforcer l’intégration, comme le plaident La BCE, la Commission ou l’Institut Delors, ne fera qu’ajouter aux problèmes. Il faut un fédéralisme démocratique dans lequel, au contraire, il serait donné plus de liberté collective en termes de moyens et de décisions aux niveaux infra-européens : le national, mais aussi les échelons intermédiaires (régions, villes, branches). La coopération horizontale par niveau serait favorisée, par exemple entre régions européennes. Sans aller jusqu’au menu à la carte, l’option qui a la préférence des Britanniques (voir l’excellent dossier de The Economist, 25-31 mars 2017), il faudrait élaborer un menu européen avec un petit nombre de plats entre lesquels les pays auraient la liberté d’en choisir, un, deux, tous… Ces choix devraient être débattus démocratiquement dans et entre les pays. Les exemples allemand et canadien sont à méditer. Le fédéralisme canadien permet aux provinces ce genre de choix, entre déléguer au niveau national et gérer soi-même, certes sous conditions. C’est une liberté collective absolument nécessaire à la survie du projet européen.
Robert Salais est l'auteur du Viol d'Europe.