Dans l'ouvrage Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, paru dans la collection « Partage du savoir », Pierre-André Juven interroge l’hôpital gestionnaire et l’économie de la santé. « La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût », dit-on ; mais quel est ce coût, comment l’évalue-t-on et sur quel modèle politique de santé le règle-t-on ?
Dispose-t-on aujourd’hui d’outils d’évaluation suffisants lorsque l’on évoque les coûts de l’hôpital ? Et de quoi parle-t-on alors ?
Il y a des outils permettant de calculer les coûts des séjours, leur histoire et leur fonctionnement sont détaillés dans mon livre. Il faut bien comprendre qu’il n’a pas existé, pendant longtemps, de réels mécanismes de calculs des coûts, pour une raison très simple : il a toujours été difficile de dire ce que produit un hôpital. Les chercheurs en gestion, américains dans les années 1960 et 1970 puis européens et notamment français dans les années 1980 et 1990, ont tenté de répondre à cette question, considérant que l’hôpital devait devenir gestionnaire et comptable du service qu’il fournissait, et donc définir ce service pour l’estimer. L’administration française adopte ces outils qu’elle contribue à élaborer et, à partir du milieu des années 1990, ils se diffusent (certes lentement) dans les hôpitaux. Pour l’administration, il s’agit de rendre les hôpitaux comptables, mais aussi de disposer d’instruments rendant possible une maîtrise des coûts. Maintenant, sont-ils satisfaisants ? Au fond, tout le monde est d’accord pour dire que non : le ministère, les experts, les gestionnaires hospitaliers.
La question qui se pose, à mon avis, est davantage : est-ce que les insuffisances de ces instruments doivent impliquer un usage limité et prudent de leurs résultats ? Et là, les avis divergent. Pour un certain nombre d’organisations et de personnes, ils ont le mérite d’exister et en cela, peu importent leurs insuffisances. Pour d’autres au contraire, ces insuffisances conduisent à des financements inadaptés et donc mettent certains services en danger, à l’image de ceux contre la mucoviscidose.
À qui coûte l’hôpital ? Peut-on imaginer un hôpital qui rapporte ?
L’hôpital coûte d’abord à la collectivité. Mais on pourrait employer d’autres termes. Le terme de « coûts » est celui des régulateurs-trices, des expert-e-s, des gestionnaires, des économistes, il n’a rien d’évident. On pourrait l’exprimer différemment : « la collectivité paye pour l’hôpital », « finance l’hôpital », tous ces mots n’ont pas exactement le même sens et n’impliquent pas le même rapport social et politique à l’hôpital. Là où ça se complique, c’est qu’entre la collectivité, les patient-e-s, les citoyen-ne-s et l’hôpital, il y a des structures qui ont pour mission d’organiser, de financer, de décider des orientations de l’hôpital : ce sont l’assurance maladie et le ministère de la Santé (même si le poids de du second est bien supérieur à celui de la première). Et si les patient-e-s financent l’hôpital et s’y font soigner, il faut bien admettre qu’ils n’ont pas connaissance de ce qui se passe en matière de gouvernement de l’hôpital par le ministère. Il y a un déficit démocratique concernant la politique hospitalière. On entend même parfois le mot d’« investissement », ce qui permet de répondre à votre deuxième question. D’une certaine façon, l’hôpital qui rapporte existe déjà, il a été créé par la tarification à l’activité (T2A) qui met un prix sur chaque séjour. Ceci s’observe de façon très concrète dans certains établissements, où l’ouverture d’un service ou l’agrandissement d’un autre sont pensés en termes de retour sur investissement. « Si j’agrandis le service de chirurgie ambulatoire, je vais gagner tant d’activité, et donc tant d’argent » est une réflexion finalement banale pour un directeur d’hôpital. Et pour comprendre cela, il faut s’aventurer à réaliser des ethnographies du travail administratif et gestionnaire. Un lit d’hôpital peut être pensé comme ce que les Anglo-Saxons appellent un « asset » c’est-à-dire un bien ou service valorisable économiquement (c’est l’objet d’un livre collectif que nous avons écrit avec Fabian Muniesa et d’autres collègues, Capitalization: A cultural guide, Presses des Mines, 2016 – à paraître). Est-ce que l’hôpital public doit devenir une entité raisonnant ainsi ? La réponse appartient à chaque citoyen et citoyenne.
Quelle place prend le patient au sein de l’« hôpital gestionnaire » ? L’aune de ses attentes en termes de qualité de soin et de confort constitue-t-elle le point zéro des politiques hospitalières ou est-elle un facteur à prendre en compte parmi d’autres ?
C’est un point compliqué à évaluer. Les attentes des patients sont prises en compte dans la mesure du possible, et d’abord par les professionnels de santé et les personnels administratifs des hôpitaux. Il y a des représentants des usagers présents dans un certain nombre de commissions, mais avec un poids décisionnaire extrêmement limité et où les enjeux économiques sont très rarement évoqués. La prise en compte de la parole et de l’expertise des usagers dans les questions économiques est toutefois un enjeu majeur pour la démocratisation de l’hôpital. Certaines associations s’engagent progressivement sur ce terrain, mais il est difficile d’accès. Et cette difficulté n’est pas non plus un hasard : la technicité permet parfois de confiner certains choix politiques. Après, si la question est « est-ce que l’esprit gestionnaire implique un renoncement à la qualité des soins ? », la réponse est tout sauf évidente. On peut dire, lorsque l’on regarde les réformes hospitalières des vingt dernières années, que la maîtrise comptable est passée avant l’évaluation de la qualité (même si la Haute Autorité de Santé a en partie été créée pour assurer cette évaluation). Aujourd’hui, il y a un retour fort de cette préoccupation de la qualité à l’hôpital, mais qui a quelque chose de paradoxal puisqu’elle vient contrebalancer les effets de la maîtrise comptable. Autrement dit, celles et ceux qui ont promu la performance économique de l’hôpital défendent aujourd’hui la performance en termes de qualité, performance mise à mal, en partie, par… la performance économique.
Cet ouvrage a reçu le prix Le Monde de la recherche universitaire et a été publié dans la collection « Partage du savoir ».
Sur le même sujet, dans la collection « Que sais-je ? »
Le service public hospitalier, Didier Stingre
Santé et économie en Europe, Béatrice Majnoni d’Intignano
L’hôpital, Jean de Kervasdoué
Sur des sujets connexes, la collection « Questions de soins » offre des réflexions sur le soin et la pratique hospitalière (citons Soin et politique de Frédéric Worms, ou Devenir médecin, de Céline Lefève), mais aussi des compilations de textes fondateurs sur l’éthique du soin (Les classiques du soin et Le soin, approches contemporaines).