Le monde contemporain est marqué par les mouvements et les connexions. Tout bouge, sans cesse - objets, marchandises, matières, données, informations, humains, animaux - et emprunte des voies innombrables – terrestres, maritimes, aériennes, satellitaires, filaires… Tout est sans cesse en contact avec tout et cela témoigne de la vigoureuse montée en puissance des pratiques mais aussi des imaginaires et des cultures de la connectivité. Celle-ci se réduit de moins en moins à une simple condition de possibilité du mouvement, elle s’impose comme une nouvelle force directrice, qui oriente la vie sociale et la cohabitation. Et ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les entreprises les plus emblématiques de la mondialité sont pour la plupart fondées sur leur capacité à connecter les individus entre eux et les individus aux choses qui les intéressent. Ce n’est pas par hasard non plus que les entreprises financières globalisées, les mafias, les fraudeurs du fisc, les activistes, les terroristes excellent à se servir des opportunités considérables des réseaux et des ressources topologiques.
La vie (urbaine notamment, mais pas seulement) au quotidien, de chacun de nous, est fabriquée de ces mouvements et de ces contacts, cela définit une manière d’être qui s’impose en toute situation ; y compris en période de crise, de guerre, de catastrophe, les flux et les connexions restent importants, et même souvent vitaux : en être privé signe une disparition sociale, voire une disparition tout court.
Ces nouvelles conditions de la mondialité brouillent toutes les cartes, au premier chef celles que les États-nations érigés sur le modèle de l’Europe post-westphalienne avaient l’habitude d’imposer, et modifient les habitudes, les normes, les règles. L’intensité des irrépressibles circulations matérielles, immatérielles et humaines confronte ainsi en permanence les individus, les sociétés, les gouvernements - à la fois et en même temps - à des potentialités formidables et à des défis redoutables.
Dans un registre encore relativement paisible, on voit bien que les déplacements touristiques (le plus important mouvement de population que l’on n’ait jamais connu avec 1,14 milliard de touristes internationaux en 2014, en progression de 41% en dix ans, auxquels il faudrait ajouter les touristes intérieurs, qu’on ne parvient pas à comptabiliser tant ils sont nombreux) s’avèrent à la fois une manne et un fardeau ; ils obligent à repenser les problématiques de l’acheminement, des services offerts, de l’accueil et créent des tensions (sociales, économiques, culturelles, écologiques) à la hauteur des bénéfices qu’ils permettent d’engranger.
Mais, de manière beaucoup plus dramatique, le développement d’Al-Quaïda, de Daech, des mafias expertes en blanchiment et en trafic de toutes sortes prouve que les systèmes classiques de lutte contre le terrorisme et le crime sont sapés par la mondialisation des mouvements et des communications, qui permet de se jouer des contrôles frontaliers classiques.
Cette question apparaît avec plus d’acuité encore si l’on aborde les migrations.
Il existe aujourd’hui 230 millions de migrants internationaux officiellement recensés dans le monde (mais sans doute bien plus). Et si les études s’accordent sur l’effet positif des immigrants dans les contrées d’arrivée, comme dans celles de départ, il est indéniable que, de manière croissante, et pas seulement dans les pays riches, les migrations et les migrants se retrouvent sous le feu de l’actualité, et que des mouvements identitaires et xénophobes les dénoncent et se développent. La récente explosion du nombre des réfugiés (celui-ci a crû de manière exponentielle depuis le début du siècle, à la faveur de conflits et de catastrophes, pour atteindre plus de 53 millions, dont un tiers sont originaires du Proche et du Moyen-Orient) a ajouté à une crispation déjà très sensible des sociétés d’accueil.
À la classique crainte que le migrant vienne remplacer le natif sur le marché de l’emploi, s’est surimposée celle du « grand remplacement » démographique et culturel.
Des acteurs politiques ont joué sciemment des rhétoriques identitaires pour désigner une menace et faire jouer des réflexes xénophobes, voire raciaux, toujours prompts à resurgir. En la matière, beaucoup desdits acteurs sont purement et simplement des incendiaires, et non des pompiers pyromanes, car ils n’ont aucune volonté d’éteindre les feux qu’ils provoquent. La haine du cosmopolitisme, le rejet de l’altérité, la méfiance systématique envers un social pensé d’abord en source possible de menaces, la détestation des métropoles qui emblématisent la diversité socioculturelle et la densité (dénoncée comme promiscuité) sont en général des composantes clefs d’une xénophobie atavique, choisie par des populations qui trouvent dans les migrants des boucs émissaires visibles et commodes, car peu soutenus et défendus. Le Front national est un bel exemple de cette dérive vers l’apologie de l’autochtonie, mais on retrouverait des cas similaires ailleurs, là où le néoconservatisme identitaire, agressif et régressif prend du poil de la bête, c’est-à-dire presque partout !
Par Michel Lussault
(Ce texte est extrait de l’introduction au dossier intitulé « Espaces de migrants » que publie la revue Tous Urbains, n° 12, p. 38-40)
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