Cofondatrice du Planning familial, sociologue, romancière, Évelyne Sullerot est décédée le vendredi 31 mars à l'âge de 92 ans. Figure clef et atypique du féminisme français, avec lequel elle avait pris ses distances, elle fait l'objet d'une notice rédigée par Claire Blandin dans le Dictionnaire des féministes dirigé par Christine Bard et Sylvie Chaperon. Nous reproduisons ici l'intégralité de cette notice.
Évelyne SULLEROT
[Évelyne HAMMEL]. Née le 10 octobre 1924 à Montrouge (Hauts-de-Seine).
Évelyne Sullerot est la fille du pasteur André Hammel (futur médecin psychiatre) et de Georgette Roustain. Tous deux seront décorés à titre posthume de la médaille des Justes de Yad Vashem, pour avoir sauvé onze Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale. Sa jeunesse se déroule sous le signe de la Résistance. Lycéenne à Nîmes au début de l’Occupation, elle est arrêtée par la police de Vichy pour « propagande anti-nationale et propos hostiles au chef de l’État ». Elle rejoint ensuite dans la Résistance l’Organisation civile et militaire des jeunes. Après 1943, elle doit s’occuper de ses frères et sœurs, du fait du décès de leur mère, d’une crise d’asthme. Mariée avec François Sullerot en 1946, Évelyne Sullerot quitte l’enseignement pour se consacrer à son foyer et à ses quatre enfants pendant plusieurs années.
En 1956, elle lit dans Le Monde le récit de l’intervention de Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé devant l’Académie des sciences morales et politiques. Elle lui écrit pour lui dire sa volonté de fonder une association « de mères de famille ». Tuberculeuse, Évelyne Sullerot est personnellement sensibilisée à la question de la contraception, puisque les maternités sont très dangereuses pour elle : « Je ne suis pas outrageusement féministe, mais je trouve que dans ce pays où les femmes sont considérées comme majeures, puisqu’on leur confère le droit de vote, ce serait d’abord aux femmes de venir dire leur point de vue sur ce qui les intéresse avant tout. […] Que nous soyons gynécologues, psychiatres, assistantes sociales, écrivains, journalistes ou mères de famille (c’est mon cas), ne pourrions-nous pas tenter de faire boule de neige, de nous reconnaître, puis de nous faire connaître, et de définir les paliers d’une action modérée et efficace qui soit susceptible de faire céder peu à peu l’obscurantisme ? » (Lettre d’Évelyne Sullerot).
Selon ses statuts, déposés le 8 mars 1956, l’association Maternité heureuse a pour but de « poursuivre, sur les plans médical, psychologique et social, l’édification de la famille harmonieuse et heureuse ». La stratégie de l’association est de se jouer des normes de genre et d’utiliser la maternité des responsables de l’association pour mettre en avant le contrôle des naissances. Ces mères de familles nombreuses ne peuvent être soupçonnées d’être des néo-malthusiennes ni des féministes anti-maternité. Elles choisissent aussi de faire figurer dans les membres fondateurs de l’association des épouses de hauts fonctionnaires ou de personnalités en vue du monde de la culture.
Pour être efficace dans son action de secrétaire générale de la Maternité heureuse, Évelyne Sullerot reprend des études de sociologie. Elle rejoint le Centre d’étude des communications de masse, dirigé par Edgar Morin, et travaille sur le contenu de la presse féminine. Intitulée La Presse féminine, la synthèse qu’elle publie en 1963 chez Armand Colin reste un ouvrage majeur pour la compréhension du secteur. Elle enseigne parallèlement à l’Institut français de presse.
À partir de 1966, elle est titulaire de la carte de presse, et propose des articles féministes dans Marie Claire après 1968. Ses écrits fécondent les débuts du mouvement des femmes. Dans Demain les femmes (1965), elle montre que la « condition des femmes » n’est pas une donnée intangible mais le produit d’une histoire. La situation actuelle des femmes est présentée comme transitoire, et évoluant, depuis le xixe siècle, grâce aux luttes féministes et au développement de l’instruction des femmes. L’ouvrage est un best-seller traduit dans onze langues. En Mai 1968, les livres d’Évelyne Sullerot font partie de ceux diffusés à la Sorbonne par Anne Zelensky et Jacqueline Feldman. Les fondatrices de Féminisme, Marxisme, Action ont en effet obtenu un amphi pour ouvrir le débat sur la place des femmes dans la révolution.
Évelyne Sullerot commence alors à travailler plus spécifiquement sur la question du travail des femmes. Après la publication de son rapport (L’Emploi des femmes et ses problèmes dans la cee, 1968) est prise la directive européenne sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes. Pour un public plus large, c’est son ouvrage Histoire et sociologie du travail féminin (1968) qui lui assure une position d’autorité sur ces questions.
À la fin du mois d’avril 1971, à la suite de la publication du Manifeste des 343, Le Nouvel Observateur organise un meeting salle Pleyel avec des experts et des militants. Évelyne Sullerot est invitée à la tribune pour ses travaux sur l’histoire des femmes. Elle prend alors ses distances avec le mouvement féministe, souhaitant par conviction la limitation des recours à l’avortement.
Elle devient ensuite une experte sur les questions des droits des femmes, puis de la famille. Elle siège dans des institutions françaises (elle est membre du Conseil économique et social de 1974 à 1984) et internationales (bit, unesco). Elle produit dans ce cadre de nombreux rapports sur l’emploi des femmes, la démographie française, les modes de garde des enfants, le cadre légal du mariage ou les toxicomanies. En 1974, elle fonde l’Union des centres Retravailler, qui veut faciliter la reprise d’activité professionnelle des mères de famille.
À partir des années 1980, ses positions sur la famille l’éloignent des féministes : elle déplore une révolution sexuelle ayant décrété le culte du plaisir immédiat, et se prononce contre le pacs et l’homoparentalité. Elle défend aussi les droits des pères qu’elle estime lésés par la révolution féministe, qui donnerait aux seules femmes la décision d’enfanter. Elle publie sur cet aspect de ce qu’elle nomme la « crise de la famille » et apporte son soutien à sos Papa pour résister à « l’élimination » des pères (notamment lors du divorce).
Évelyne Sullerot a tout au long de sa vie écrit des essais, elle est aussi l’auteure de trois romans et d’une anthologie d’écrits féminins sur l’amour. Élue « membre correspondant » de l’Académie des sciences morales et politiques en 1999, elle est grand officier dans l’ordre de la Légion d’honneur depuis 2010.
(sélection) La Presse féminine, Paris, Armand Colin, 1963. – Demain les femmes, Paris, Laffont-Gonthier, 1965. – Avec B. Sternberg, Aspects sociaux de la radio et de la télévision : revue des recherches significatives 1950-1964, Paris/La Haye, Mouton et Cie, 1966. – Histoire et sociologie du travail féminin, Paris, Gonthier, 1968. – La Femme dans le monde moderne, Paris, Hachette, 1971. – Le Grand Remue-ménage : la crise de la famille, Paris, Hachette, 1997. – Pilule, sexe, adn. Trois révolutions qui ont bouleversé la famille, Paris, Fayard, 2006.
Entretien avec Évelyne Sullerot : http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=14&rub=dossier&item=135 (consulté le 15/12/2015).
Lettre d’Évelyne Sullerot à Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, reproduite dans C. Valabrègue, Contrôle des naissances et Planning familial, Paris, La Table ronde, 1960, p. 156-157.
Chaperon S., Les Années Beauvoir, 1945-1970, Paris, Fayard, 2000 ; « Une génération d’intellectuelles dans le sillage de Simone de Beauvoir », Clio, no 13, 2001, p. 99-116. – duc. – Naudier D., « Les relais culturels du Planning familial (1956-1975) », dans C. Bard & J. Mossuz-Lavau (dir.), Le Planning familial. Histoire et mémoire, 1956-2006, Rennes, pur, 2007, p. 129. – Pavard B., « Contraception et avortement dans la société française (1956-1979) », thèse de doctorat en histoire, Sciences Po, 2010. – Picq F., Libération des femmes, quarante ans de mouvement, Brest, Éditions-dialogues.fr, 2011.
Claire Blandin