Qu’est-ce que l’art ? Une question insoluble ? Pas si sûr. Les théoriciens de l’art réunit, sous la forme du dictionnaire, ceux qui ont permis le développement d’une pensée artistique depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui : philosophes, historiens de l’art et de la culture, sociologues et psychanalystes, critiques et artistes… Cet ouvrage unique offre un panorama inédit sur la façon dont l’art se crée et prend sa place dans la Cité. Carole Talon-Hugon, qui a dirigé l’ouvrage, nous en dit plus dans un entretien.
Théoriser l’art, est-ce définir le beau ?
Non. D’abord parce que le beau n’est pas qu’artistique, et ensuite et surtout parce que l’art n’a pas toujours considéré le beau comme sa valeur essentielle. Certes, l’esthétique occidentale classique a fait de la beauté la première fin de l’art, comme le dit éloquemment l’invention au xviiie siècle du terme même de « Beaux-arts ». Mais le Moyen Âge, ne considérant pas que la beauté était exclusive de l’utilité ou de la fonctionnalité, n’en faisait pas l’unique fin de l’œuvre. Quant à l’art moderne il a été marqué par le Romantisme invitant l’art à explorer la laideur (pensons à la Préface de Cromwell [1827], dans laquelle Hugo oppose un beau « faux, mesquin et conventionnel » aux perspectives innombrables et passionnantes du laid), et le xxe siècle s’est signalé par un puissant courant de dés-esthétisation de l’art (art brut, arte povera, body art…) préférant l’insignifiant, le quelconque, le trivial, le sauvage, voire l’obscène, à l’harmonie, la « noble simplicité et calme grandeur » que louait Winckelmann. Le beau n’a donc pas toujours été la valeur suprême de l’art et n’est pas qu’une valeur des objets artistiques.
En revanche, ce dictionnaire accorde l’importance qu’elle mérite aux théoriciens de l’art qui, comme Lessing par exemple, ont soutenu que l’art était d’abord affaire de beauté et qui ont pensé l’expérience des œuvres comme une expérience esthétique. Autrement dit, dans toutes les notices portant sur des théoriciens classiques, la question du beau et de sa définition occupe une place centrale. Mais on la retrouve aussi traitée dans les notices consacrées à Platon, Plotin ou Ficin et dans toutes celles consacrées aux auteurs où la question du beau croise celle de l’art.
Une œuvre d’art est considérée comme telle selon les critères de l’époque qui la regarde. Quelles sont les considérations, voire les critères de valeur, qui ont su traverser ces époques et subsister jusqu’à aujourd’hui ?
En effet, appréhender un objet comme une œuvre d’art ne se fait pas qu’avec les yeux. Cela suppose, sans qu’on en soit ordinairement conscient, une certaine idée de ce qu’est l’art, autrement dit la catégorie mentale générale d’ « art », mais aussi des sous-catégories comme celles de « peinture », de « musique », de « sculpture » ou de « performance » et, à l’intérieur de ces dernières, d’autres catégories plus fines renvoyant à des sous-genres, des mouvements, des périodes, etc.
Cette idée de l’art qui sous-tend l’appréhension de ses objets n’est toutefois pas faite que de catégories classificatoires ; elle est aussi composée de croyances concernant les finalités, les usages et les valeurs de ces objets ; elle suppose une certaine manière de penser leurs producteurs, ceux auxquels ils sont destinés, les lieux et les institutions où ils se font et où ils s’exposent. Si bien que ce que j’ai nommé en première approximation une « idée de l’art » est bien plutôt une nébuleuse de concepts, de valeurs et d’usages, liés entre eux de manière souterraine mais étroite. Ainsi, dans l’idée moderne d’art qui se constitue au cours du xviiie siècle, la catégorie neuve de beaux-arts est-elle étroitement solidaire de l’invention du goût comme sens du beau, du désintéressement comme attitude appropriée face aux œuvres, des Salons et de la toute nouvelle critique d’art.
Ces nébuleuses théoriques évoluent tantôt lentement, tantôt brutalement, de manière partielle ou globale, discrète ou fracassante, et parfois coexistent de manière polémique. Aussi est-il bien difficile de trouver une définition du mot « art » qui convienne à la fois à ce que le Moyen-Âge mettait sous ce mot et ce qu’y met le XXe siècle. Notre mot « art » n’a ni la même extension ni la même compréhension que l’« ars » des Latins. L’artifex chez ces derniers n’était ni un artiste, ni un artisan. Le Moyen-Âge ne connaissait pas les « Beaux-arts », mais distinguait les « arts mécaniques » des « arts libéraux ». Là où la modernité a vu une pratique autonome et autotélique, les époques précédentes ont vu une activité répondant à des fonctions hétéronomes : mettre en relation avec le divin, glorifier les héros, édifier les citoyens, etc. Elles ne rangeaient pas ses œuvres dans le cadre neutre d’un musée, mais dans les lieux liés à leurs fonctions et n’attendaient pas des destinataires des œuvres une pure jouissance esthétique désintéressée. Il va de soi que les critères d’excellence liés aux attentes variables à l’égard des objets artistiques, ont aussi beaucoup varié à travers le temps et qu’il serait bien difficile d’en trouver un qui soit resté inchangé.
Le dictionnaire s’intéresse précisément à ces cadres perceptifs et axiologiques qui commandent souterrainement notre appréhension des œuvres et plus précisément aux penseurs qui ont contribué à leur élaboration et à leur diffusion. Ces théoriciens de l’art sont aussi bien des philosophes (Aristote, Hutcheson ou Dewey), que des historiens de l’art (Vasari, Panofsky, Wölfflin), des historiens de la culture (Burckhardt, Cassirer, Haskell), des sociologues et des psychanalystes (Kracauer, Simmel, Bourdieu, Freud), des théoriciens d’arts particuliers (Jauss, Hanslick, Brecht, Semper), mais aussi des critiques (La Font de Saint-Yenne, Diderot, Greenberg), des artistes-théoriciens (Alberti, Artaud, Baudelaire, Coleridge, Zuccaro, Tolstoï).
Le paradigme actuel semble plaider pour une réconciliation entre l’art et la culture populaire. Est-ce dans cette approche postmoderne de l’art que notre époque restera dans les manuels d’histoire de l’art ?
L’art de l’époque contemporaine se signale par la coexistence de tendances et de mouvements extrêmement variés et parfois contradictoires. Ce qu’on appelle la postmodernité et qu’on peut faire remonter aux années quatre-vingt a largement abandonné les programmes radicaux des avant-gardes et ses engagements existentiels et politiques (du Futurisme de Marinetti au Situationisme de Debord en passant par le Surréalisme ou Fluxus). Le rapprochement de l’art et de la culture populaire prend aujourd’hui des formes contrastées : depuis Jeff Koons, héritier du Pop art, qui fait entrer le kitsch au musée, à la montée en puissance de l’art de masse mondialisé permis par les nouvelles techniques de communication. Certains, dans la lignée de Debord, d’Allan Kaprow ou de Fluxus, poursuivent la critique d’un art autonome et plaident pour une réconciliation de l’art et de la vie. Mais d’autres se préoccupent de questions écologiques (Green art), sociétales, ou bien poursuivent leurs recherches dans la veine du formalisme moderniste. Autrement dit, il est bien difficile de retenir comme caractéristique de notre temps la réconciliation entre l’art et la culture populaire, voire entre l’art et le travail.
Ajoutons que Les théoriciens de l’art permet de voir que ces deux mots d’ordre ont connu une élaboration poussée dans le mouvement Arts and Crafts du milieu du xixe siècle en Angleterre, dont John Ruskin et William Morris sont les principaux théoriciens.
Pour aller plus loin
Carole Talon-Hugon a également écrit une Histoire personnelle et philophique des arts en cinq volumes, depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle :