Vladimir Jankélévitch

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Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, 4e édition revue et augmentée, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2004.
JANKELEVITCH Vladimir, 1903-1985
Vladimir Jankélévitch est le deuxième des trois enfants du Dr Samuel Jankélévitch, médecin originaire d’Odessa, installé à Bourges en 1895, et qui passait ses heures de loisirs à lire et à traduire du russe, de l’anglais, de l’italien et de l’allemand. On lui doit, entre autres, les traductions longtemps uniques d’ouvrages de Croce, Berdiaev, Schelling, Hegel et Freud. Vladimir Jankélévitch est né à Bourges le 31 août 1903. Normalien en 1922, il fait paraître en 1925 un long article, “ Georg Simmel, philosophe de la vie ”, dans la Revue de métaphysique et de morale. Agrégé en 1926, il enseigne à l’Institut français de Prague de 1927 à 1932. C’est en 1931 que paraît son Bergson, précédé d’une lettre-préface de Bergson lui-même, avec qui il entretient d’ailleurs une correspondance suivie. Il soutient en 1933 ses deux thèses de doctorat, la principale sur la dernière philosophie de Schelling, et la complémentaire sur la “ mauvaise conscience ”. De 1932 à 1939, il enseigne successivement aux lycées de Caen et de Lyon, puis aux facultés de Besançon, de Toulouse et de Lille, laissant déjà à ses élèves de ce temps-là le souvenir d’un philosophe passionné, éblouissant de verve et d’improvisation étayées d’une profonde connaissance de la langue et de la littérature grecques. 1936 voit la publication de L’Ironie, et en 1938 paraît Gabriel Fauré et ses mélodies. S’ouvrent alors, déjà largement, les trois domaines de réflexion qu’il parcourra désormais inlassablement : la philosophie première, la philosophie morale et la musique.
Mobilisé en septembre 1939, blessé en juin 1940, il apprend à l’hôpital de Marmande sa révocation de l’Enseignement public, “ pour n’avoir pas possédé la nationalité française à titre originaire ”. Bientôt, le statut des juifs promulgué par Vichy achèvera de le pousser dans la clandestinité. Réfugié à Toulouse, il participe activement à la Résistance. Sa vie entière sera indiciblement marquée par l’horreur nazie, dont il ne cessera de porter la mémoire. À la Libération, il est nommé directeur des émissions musicales de la Radiodiffusion nationale, centrée alors à Toulouse. En 1949 il publie le Traité des vertus, et se voit .nommé en 1951 professeur à la Sorbonne, où il enseignera plus de vingt-cinq ans. D’autres ouvrages fondamentaux se succèdent régulièrement alors, dont Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (1957), La Musique et l’Ineffable (1961), La Mort (1966), Pardonner ? (1971), L’Irréversible et la Nostalgie (1974), Le Paradoxe de la Morale (1981). Sa personnalité unique influence des générations d’étudiants, sans qu’aucun système ne leur soit cependant transmis, mais plutôt une certaine façon “ paradoxologique ” de penser les infinies manières d’être, et un primat moral indéfectiblement affirmé du “ faire ” sur le “ dire ”.
Vladimir Jankélévitch est mort à Paris, quai aux Fleurs, le 6 juin 1985.
Vie et tragédie de la culture
Le mouvement de la pensée morale de Vladimir Jankélévitch semble avoir été initialement orienté à partir de deux impressions puissantes et premières : la “ vie ” telle que Bergson la présente, et la “ tragédie de la culture ” par où Georg Simmel entend prolonger, mais aussi transformer et même bouleverser l’intuition bergsonienne. De même que la conscience existe tout entière dans la durée, de même la conscience morale ne peut que faire l’épreuve de cette temporalité ; or celle-ci implique deux aspects indissociables : l’épaisseur d’une continuation qui attache l’homme à son passé, et aux raisons antécédentes, et puis la pointe d’un moment créatif qui l’en libère, où chacun peut faire ce qu’il y a à faire. La préoccupation essentiellement morale de Jankélévitch l’amène alors à s’approcher au plus près de ce moment créatif, jusqu’à n’y rechercher que l’instant fugitif de l’intention bonne et de l’acte sincère. Là, la création ne se donne plus comme “ évolution ” créatrice, mais bien mystérieusement comme création ex nihilo, dans le vide de toute préexistence et le presque-rien de l’effectuation, un presque-rien où cependant se joue un sens ultime, et même absolument toute la moralité de la vie morale. La philosophie morale de Jankélévitch est entièrement tendue de cette philosophie première, laquelle fera dire d’elle : “ Jankélévitch, c’est Bergson plus zéro, un zéro qui change tout ” (Jean Wahl).
Mais de là, c’est vers la condition tragique de la conscience que cette réflexion oriente ses analyses. Le jeune Jankélévitch avait été très frappé par ce principe de la pensée simmelienne que le “ drame de la culture spirituelle ” consiste précisément en ceci que la négation de la vie est inhérente à la vie même. Jankélévitch nommera “ Alternative ” cette fatalité dialectique à l’œuvre dans l’expérience morale, sorte de malédiction d’une conscience portée si facilement à la confusion, à la bonne conscience, à l’équivoque, aux délicieux embrouillages, mais aussi aux pâteuses complaisances où s’enlise trop vite un esprit parfois pur, mais pur fugitivement. L’aspiration à bien faire respire dans l’élément de ce drame, parmi les imminences de la mauvaise volonté et de la mauvaise foi, au seuil d’une tentation bavarde et intérieure à laquelle cependant l’innocence saura ne pas prêter l’oreille, transformant ainsi – comme surnaturellement – les tragédies complexes de l’Alternative en existence simplement sérieuse. Reste que cette ambiguïté constitutionnelle appelle à une méthode “ paradoxologique ” d’examen. Car l’aspiration aux vertus ne cesse d’avoir pour organes ses propres obstacles ; et c’est l’insuffisance même de la condition humaine qui la rend métempiriquement capable de moralité, quand tiraillé entre les extrêmes, creusé de lacunes, de possibles, empêtré dans les rapports ambigus de son être et de sa vocation, un homme peut finalement faire ce qu’il veut.
Bien et amour
Mais que vouloir ? La réponse des moralistes est claire et confuse : c’est le Bien qu’on doit vouloir, et qu’il faut faire. Jankélévitch nomme “ quodditative ” cette effectivité claire du cogito moral, dont la quiddité – le contenu, l’essence – semble cependant poser problème. Car quelle est donc la nature de ce Bien que je dois faire, comme tout le monde, et même séance tenante ? Se demander cela peut paraître intelligent, et pourtant il suffit de rencontrer quelqu’un de “ bienfaisant ” pour reconnaître dans ses actes ce je-ne-sais-quoi qui rend notre embarras tout bonnement déplacé. Faire le bien n’est pas la solution d’un problème, mais l’évidence pure et simple, manifeste quand on le fait : en éthique, matière et manière ne sont qu’un.
Cette unité de l’acte et du sens, dont s’inspire l’intention bienveillante, c’est l’amour qui la commence et la commande indéfectiblement. À l’instar du “ désintéressement ” chez Fénelon, ou de la “ pureté du cœur ” suivant Kierkegaard, Jankélévitch montre ainsi l’amour conduire le sujet à substituer sans défaillance l’action à la question, à renoncer sans problème à lui-même, quand l’autre qu’il aime, l’autre en personne évacue de sa présence unique tout doute quant au contenu du Bien, toute interrogation subitement oiseuse : quand, où, dans quelle mesure... Ces questions d’apparence déterminante – et dont se parent maints prétendants à l’absolutisme vertueux – trahissent le plus souvent les intentions confusionnistes et permissives. Ainsi, contre l’horreur nazie – Jankélévitch ne cessa, sa vie durant, d’en garder la mémoire – résister devait aller de soi, sauf pour les complices et leurs intellectuels qui couvrent, par d’interminables ratiocinations, l’ignominie et les lâches démissions. De sorte que plus généralement, s’il leur manque l’amour, qui fait la vertu des vertus, celles-ci deviennent facilement les masques de l’hypocrisie : alors la vérité ne montre que sécheresse ou bien indifférence, tandis que la justice sans charité n’est plus que radotage. Refusant tout cela, face aux intentions malveillantes ou haineuses qui font tout le “ Mal ”, s’insurge la volonté simple et bonne et nouvellement innocente : comme dans un état de grâce, la pneumatique sincérité sait faire que se dissolvent en un instant les contradictions distendues par l’Alternative, et exacerbées par la méchanceté.
La philosophie morale de Vladimir Jankélévitch s’approche inlassablement vers, et s’efface à tout propos devant ce geste mystérieux qui fait le bien, qui sait chaque fois le faire, sans toutefois expliquer tout à fait pourquoi.
l Œuvres de V. Jankélévitch : Henri Bergson, Paris, puf, 2e éd., 1959. — La Mauvaise Conscience, Paris, puf, 2e éd., 1951. — L’Ironie, Paris, Flammarion, 2e éd., 1964. — L’Alternative, Paris, Alcan, 1938. — Philosophie première, Paris, puf, 1954. — L’Austérité et la Vie morale, Paris, Flammarion, 1956. — Le Pur et l’Impur, Paris, Flammarion, 1960. — L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux, Paris, Aubier-Montaigne, 1963. — La Mort, Paris, Flammarion, 1966. — Le Pardon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967. — Traité des vertus, éd. entièrement remaniée, Paris, Bordas/Mouton, 2e éd., 1968-1972. — L’Irréversible et la Nostalgie, Paris, Flammarion, 1974. — Quelque part dans l’inachevé (en coll. avec B. Berlowitz), Paris, Gallimard, 1978. — Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Le Seuil, 2e éd., 1980. — Sources, Paris, Le Seuil, 1984. — Le Paradoxe de la morale, Paris, Le Seuil, 1981. — L’Imprescriptible, Paris, Le Seuil, 2e éd., 1986. — Premières et dernières pages, Paris, Le Seuil, 1994.
u Barthélemy M., “ Le Traité des vertus de V. Jankélévitch ”, Revue de métaphysique et de morale, no 4, 1951. — Jerphagnon L., Jankélévitch ou De l’effectivité, Paris, Seghers, 1969. — Montmollin I. de, La Philosophie de Vladimir Jankélévitch : sources, sens, enjeux, Paris, puf, 2000. — Vizzardelli S., Battere il tempo : estetica e metafisica in Vladimir Jankélévitch, Macerata, Quodlibet, 2003. — Wahl J., “ La philosophie première de V. Jankélévitch ”, Revue de métaphysique et de morale, 1955. — Coll. : Écrits pour Vladimir Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1978. — “ Vladimir Jankélévitch ”, Critique, 500-501, Paris, Minuit, 1978.
Pierre-Michel Klein
Publications de Pierre-Michel Klein :
– Perpétuels Augures, préface de Vladimir Jankélévitch, Ed. de la Grisière, Paris, 1970 ;
– Hegel, introduction à la science de la logique, présentation et commentaires, Nathan, Paris, 1985 ;
– Logique de la mort, Editions du Cerf, Paris, 1988 ;
– Le Courage, dir. ouvrage collectif, Autrement, Paris, 1992 ; réed. Le Seuil, coll. « Points Essais », Paris, 1998 ;
– Jankélévitch, article de l’Encyclopédie universelle, PUF, Paris, 1992.