Raymond Aron

En savoir plus
Cet article provient du Dictionnaire des sciences humaines, sous la dir. de Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2006. ARON Raymond, 1905-1983 L’engagement intellectuel de Raymond Aron dans les luttes idéologiques de la “ guerre froide ” a parfois occulté l’apport d’une œuvre sociologique qui s’est construite d’emblée en rupture avec l’école durkheimienne. Aron a découvert la sociologie auprès de Célestin Bouglé, ancien collaborateur de Durkheim et élève de Henry Michel, lui-même héritier du “ néo-criticisme ” de Renouvier. Comme Durkheim et Bouglé avant lui, il effectue, entre 1931 et 1933, un séjour dans l’Allemagne de Weimar, où il étudie Marx et la sociologie allemande néo-kantienne : Dilthey, Rickert, Simmel, et surtout Weber, dont les réflexions lucides sur le “ tragique ” de l’action politique lui semblent ouvrir une voie plus féconde que la sociologie durkheimienne, jugée inadaptée à ces sombres temps marqués par l’antisémistisme nazi et la menace de guerre. De ce séjour naîtra notamment sa grande thèse, l’Introduction à la philosophie de l’histoire, soutenue en 1938 devant un jury troublé par des positions qui semblaient prôner une destruction relativiste et sceptique de la Raison. En vérité, sa réfutation des philosophies de l’histoire répondait au projet d’une critique de la raison historique, à la manière de la Critique de la raison pure de Kant, avec cependant cette particularité qu’il s’agissait de s’interroger sur la scientificité même de la connaissance historique. Or, si cet examen des limites de la connaissance historique le conduit à rejeter les philosophies dogmatiques de l’histoire de type marxiste, il ne le conduit pas moins à réfuter l’option irrationaliste contraire – celle qui, exaltant la pluralité des cultures (Spengler), interdit l’exigence d’intelligibilité de l’histoire. Tout en critiquant l’idée dogmatique d’un devenir inéluctable de l’histoire réalisant de façon providentielle une essence de l’homme préalablement définie, Aron confère ainsi une certaine légitimité à l’idée d’une fin de l’histoire, mais cette fois-ci comprise avec un statut tout autre : comme Idée de la Raison. Cette double orientation, hostile à l’ “ hégéliano-marxisme ” mais fidèle aux idéaux progressistes, éclaire son refus de tout fatalisme historique (optimiste ou pessimiste), son pari sur la liberté humaine, et son hypothèse-clé de la “ primauté de la politique ”. Ainsi rejette-t-il, dès les années trente, deux utopies opposées, mais incapables l’une et l’autre de penser le politique : celle du libéralisme économique qui réduit l’État au rôle de “ veilleur de nuit ” et l’utopie saint-simonienne et marxiste, qui postule le dépérissement du politique. En référence à l’idée grecque de politeia, c’est-à-dire à l’idée que la politique est le “ mode d’organisation du commandement ” considéré comme caractéristique du “ mode d’organisation de la collectivité tout entière ”, il souligne que si la plupart des sociétés occidentales depuis 1945 sont “ industrielles ” et se réclament des idéaux égalitaires, elles se distinguent ultimement par leur nature politique. Ainsi, le “ totalitarisme ” ou “ régime de parti monopolistique ” diffère de la “ démocratie ”, ou “ régime constitutionnel-pluraliste ” : le premier est fondé sur le rejet de l’État de droit et du pluralisme politique, social et axiologique, tandis que la seconde reconnaît la légitimité du pluralisme et même du conflit social dans le cadre de “ règles du jeu ” définies. Cette thèse de la “ primauté ” du politique sous-tend aussi la philosophie aronienne des relations internationales et sa lecture de Clausewitz. Si, comme le soutient Aron, le général prussien fut érigé abusivement en apologiste de la guerre illimitée et si le principe de la “ suprématie de la politique ” domine en définitive sa théorie de la guerre, on peut alors juger que l’âge de la dissuasion nucléaire a révélé pleinement le sens de sa formule : la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Car, dans tous les conflits engagés depuis la “ guerre froide ” par les États dotés d’armes nucléaires, “ l’entendement politique ” a maintenu un contrôle permanent sur l’instrument militaire, afin d’éviter l’anéantissement total. C’est dire que l’avenir ne nous condamne pas inéluctablement au pire : le “ réalisme ” aronien s’accompagne toujours d’un pari sur la politique comme seule voie pour l’humanité de prendre en main son destin.
l La Philosophie critique de l’histoire. Essai sur une théorie allemande de l’histoire (1938), S. Mesure (éd.), Paris, Julliard, 1987 (rééd., Paris, Le Seuil, 1991). — Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique (1938), S. Mesure (éd.), Paris, Gallimard, 1986 (rééd. “ Tel ”, 1991). — L’Opium des intellectuels (1955), Paris, Hachette “ Pluriel ”, 2002. — Paix et guerre entre les nations (1962), Paris, Calmann-Lévy, 2004. — Dix-huit leçons sur la société industrielle (1962), Paris, Gallimard, 1992. — La Lutte des classes. Nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, Paris, Gallimard, 1964. — Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965. — Les Étapes de la pensée sociologique (1967), Paris, Gallimard “ Tel ”, 1992. — Penser la guerre, Clausewitz, t. I : L Âge européen, t. II : L’Âge planétaire, Paris, Gallimard, 1976 (rééd. ibid., 1989 [t. I et 1995 [t. 21]).
u Audier S., Raymond Aron. La démocratie conflictuelle, Paris, Michalon, 2004. — Mahoney D. J., Le Libéralisme de Raymond Aron, Paris, Éd. de Fallois, 1998. — Mesure S., Raymond Aron et la raison historique, Paris, Vrin, 1984.
Serge Audier