Otto F. Kernberg

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Cet article provient du Dictionnaire des sciences humaines, sous la dir. de Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Paris, PUF, coll. " Quadrige/Dicos poche ", 2006.
KERNBERG Otto, 1928
Né à Vienne d’un père, nationaliste et monarchiste, sa famille fuit l’antisémitisme en 1938 et se réfugie au Chili. Kernberg y achève en 1953 ses études de médecine sous la direction d’Ignacio Matte Blanco, après avoir fait une analyse avec Carlos Whiting, puis Ramon Ganzarain. Sa carrière s’est déroulée aux États-Unis et a associé de façon exemplaire psychiatrie et psychanalyse, à Topeka, à la fondation Menninger, à Columbia et à Cornell. À New York, contrairement au Chili, l’Ego Psychology dominait et Kernberg y représentait le " poison " kleinien. Épris de liberté et de rigueur, intéressé par toutes les tendances, Kernberg y a sans doute puisé son intérêt pour la formation des analystes. Kernberg a été président de l’Association psychanalytique internationale en 1999. Ses positions servent d’index aux antagonismes qui divisent aujourd’hui la psychanalyse.
En référence à la deuxième topique de Freud (Moi, ça, Surmoi) l’Ego Psychology développée par Hartmann posait en principe l’idée de fonctions autonomes du moi, donc d’une zone du moi libre de conflits et désexualisée. La cure devait résoudre l’agressivité et renforcer le Moi, instance dont les rapports avec le ça, le Surmoi et la réalité, étaient objectivés par les mécanismes de défense (répertoriés par Anna Freud). Kernberg, au contraire, pose en principe une destructivité primaire. De plus, l’Ego Psychology, théorie de l’adaptation sociale, laissait de côté la question de la relation d’objet (terme qui désigne une personne, des personnes, des éléments de personnes, ou des symboles de l’une ou des autres). Or, pour Kernberg, la libido est quête d’objet. En cela, il s’oppose aux formulations de Freud pour qui la libido est d’abord recherche du plaisir, de la décharge, l’objet étant contingent. En outre, la relation d’objet désigne la relation du sujet à son objet, et non la relation entre le sujet et l’objet, qui est interpersonnelle. Les objets internes dérivent ensuite des objets externes par introjection.
Kernberg suit avant tout Fairbaim. L’internalisation d’un objet frustrant, " mauvais ", est fondamentale. Au cœur du fonctionnement psychique existe un clivage de l’objet internalisé en un objet libidinal et un objet " antilibidinal ". De ce clivage de l’objet total originellement internalisé découle la division du Moi primitif en trois " Moi " correspondant à chacun des éléments de l’objet clivé : le Moi libidinal, le Moi " antilibidinal ", et le Moi central. En somme, le Moi libidinal coïncide avec le ça et le Moi antilibidinal au Surmoi. Pour subsumer leur totalité en une personne, Kernberg conserve la notion de " Self " due à Hartmann. Le Self est l’agent et le témoin de la différenciation des représentations de soi et des représentations d’objet initialement confondues. Toutes les internalisations sont donc des internalisations de relations d’objet, et le processus d’identification n’est jamais simplement identification du Self à un objet, mais identification à la relation entre le Self et l’objet. La conséquence clinique est d’importance : Kernberg pointe dans le transfert le potentiel de réactivation de la relation d’objet internalisée du passé, avec, à la fois une reprojection de la représentation d’objet sur l’analyste (tandis que le patient met en scène la représentation du Self correspondante), et projection de la représentation du Self (tandis que le patient met en scène la représentation d’objet correspondante).
Kernberg est connu pour avoir caractérisé un type de patients difficiles : les " personnalités narcissiques ". Centrés sur eux-mêmes, ces patients, se sentant supérieurs aux autres, dépendent de l’admiration des autres, et, s’ils n’obtiennent pas louanges et admiration, leur estime d’eux-mêmes s’effondre. Dans un monde d’extrêmes, ils sont incapables d’empathie, autrui n’est là que pour leurs besoins. Dans le traitement, il faut analyser leur " Self grandiose pathologique ". Il s’agit d’aider ces patients, non en favorisant une meilleure adaptation de ce Self grandiose, mais par la résolution de ses effets par une technique interprétative, ce qui permet la récupération et le développement normaux des représentations d’objet et du Self. Toutefois, même optimiste quant aux ressources de la psychanalyse, Kernberg avoue que les personnalités antisociales restent intraitables. L’auto-destructivité chronique, voire le suicide, sont comme un triomphe remporté sur l’analyste. Ce " narcissisme malin " confronte à des limites psychologiques mal connues, et impose le recours à la psychopharmacologie. Kemberg fut un des premiers à juger qu’elle n’est pas contradictoire avec la psychanalyse, au contraire des méthodes comportementales ou cognitives, qui visent à influencer directement le patient.
Le souhait de Kernberg de voir se développer des méthodes scientifiques en psychanalyse suscite encore des polémiques. En effet, viser la reproductibilité des effets, l’objectivité des résultats et la falsifiabilité des hypothèses, c’est négliger la spécificité de l’intrapsychique et de l’inconscient, et sous-estimer les paramètres liés, dans la cure, au cadre. Paradoxalement, alors qu’il a dénoncé le danger qui consiste à remplacer la théorie des pulsions par une théorie des relations objectales, Kernberg se montre très intéressé par les perspectives comportementalistes, laissant ainsi à penser qu’il hésite sur la validité du fonds hérité de Freud.
• Les Troubles limites de la personnalité et la personnalité narcissique (1975), trad. D. Marcelli, Paris, Dunod, 1999. — Les Troubles graves de la personnalité : stratégies psychothérapeutiques (1984), trad. J. Adamov, Paris, puf, 2004. — Contemporary Controversies in Psychoanalytic Theory. Techniques and their applications (1989), avec K. Morrison, New Haven, Yale University Press, 2004. — (dir.), L’Avenir d’une illusion, avec A. Green, Paris, puf, 2000.
Marie-Claire DURIEUX