Maurice Merleau-Ponty

Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), philosophe, exprime dans son œuvre le souci constant de comprendre l’expérience humaine en cherchant à élucider la part d’irréfléchi dans notre perception du monde. Sa philosophie tend à l’élaboration d’une doctrine de la conscience engagée.
La phénoménologie est pour lui la base d’une philosophie existentielle dont le thème central est celui de l’expérience vécue, de la relation intentionnelle.
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Cet article provient du Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, 1993. MERLEAU-PONTY Maurice, 1908-1961 1908-1961 : le rapprochement de ces deux dates indique assez la brièveté de la vie de ce philosophe existentialiste français qui naît à Rochefort-sur-Mer, dans un milieu de médecins et d’officiers. Il perd son père à la veille de la première guerre mondiale et après de brillantes études aux lycées Janson-de-Sailly et Louis-le-Grand, il devient élève de l’École normale supérieure de 1926 à 1930, admis à l’agrégation de philosophie en 1930. Il accomplit son service militaire en 1930 et 1931, en même temps que Jean-Paul Sartre. Professeur au lycée de Beauvais, où il enseigne de 1931 à 1933, il se familiarise avec Husserl et se perfectionne en allemand. Détaché en 1933-1934 à la Caisse nationale de la Recherche scientifique, il reprend son service au lycée de Chartres en 1934-1935. Nommé agrégé-répétiteur à l’École normale supérieure, il y exerce de 1935 à 1939 une très vive influence. De 1939 à 1940 il est mobilisé au 5e régiment d’infanterie. De 1940 à 1944, il est professeur au lycée Carnot, et associé aux groupes de la Résistance, puis, de 1940 à 1944, il est chargé de l’enseignement de la philosophie en première supérieure au lycée Condorcet. C’est de cette dernière période que date sa vraie rencontre avec Jean-Paul Sartre. Maurice Merleau-Ponty médite alors sur la phénoménologie et l’histoire et c’est en juillet 1945 qu’il présente pour le titre de docteur deux ouvrages fondamentaux : La structure du comportement et La phénoménologie de la perception. Dans La structure du comportement, Maurice Merleau-Ponty oppose sa conception du comportement à celle de la psychologie américaine. Selon Maurice Merleau-Ponty, la physiologie ne peut être pensée complètement sans emprunt à la psychologie. L’intérêt de la théorie de la forme c’est, pense Maurice Merleau-Ponty, qu’elle permet une analyse en niveaux qui se substitue à l’analyse classique. Maurice Merleau-Ponty revient à la thèse de Jean-Paul Sartre. La conscience de l’homme est complètement libre ; c’est elle qui nous donne un corps. Dans la théorie de Maurice Merleau-Ponty, le problème des rapports de l’âme et du corps est posé en termes nouveaux. On n’oppose plus la conscience et son objet, l’unité intellectuelle et la multiplicité spatiale ; il y a identité de nature entre la conscience et le monde, et c’est pour cela qu’on peut comprendre l’homme. La phénoménologie de la perception veut fonder une .phénoménologie particulière qui part non de la conscience mais du corps défini d’une autre façon. À la psychologie de la forme, Maurice Merleau-Ponty ajoute les études de Husserl et la notion du “ corps propre ”. L’originalité de Maurice Merleau-Ponty consiste à combattre à la fois l’empirisme et l’intellectualisme. Les points de vue philosophiques et scientifiques sont également rejetés. Maurice Merleau-Ponty suit Jean-Paul Sartre et Husserl et déclare qu’il faut partir de la conscience au sens kantien, mais la conscience située et concrète. Le nouveau cogito est le corps. Mais il ne faut comprendre ici le “ corps-objet ”, qui désigne mon corps en tant que je me le représente comme le voient les autres. En effet le fait fondamental que l’on néglige toujours, c’est que je suis mon corps. Vivre, exister par son corps n’est pas synonyme de voir le corps objectif. La notion d’objet se forme en prenant du recul par rapport à la réalité. Mon corps n’est pas à côté des objets, il est intention vers les objets. La pure reconnaissance de l’objet se fait dans l’acte même qui le nomme. Le vrai cogito c’est qu’il y a conscience de quelque chose. En octobre 1945, Maurice Merleau-Ponty est nommé maître de conférences à l’Université de Lyon, et il est professeur titulaire à partir du 1er janvier 1948. Pendant cette période il anime la revue Les Temps modernes qu’il avait fondée avec Jean-Paul Sartre. C’est de ces années que datent deux recueils d’articles, Humanisme et terreur et Sens et non-sens. On retrouve dans Humanisme et terreur la même volonté de vaincre une contradiction qui est à la source de La structure du comportement et de La phénoménologie de la perception. Maurice Merleau-Ponty rejette à la fois l’idéalisme et le scientisme. D’une part, le monde nous détermine et, d’autre part, il n’est un monde que “ pour nous ”. Il faut penser en même temps ces deux affirmations. En cela on peut voir la différence entre Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre. Cette opposition est essentielle et c’est elle qui éclairerait le motif de leur séparation lorsqu’en 1953 Maurice Merleau-Ponty quitte Les Temps modernes. En 1947-1948, Merleau-Ponty professe un cours à la fois à la Faculté de Lyon et à l’École normale supérieure. Les notes en ont été recueillies et rédigées sous le titre L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson. Le rapprochement entre Maurice Merleau-Ponty et Malebranche peut paraître étonnant, puisque la philosophie de Malebranche semble caractériser l’attitude idéaliste que critique Maurice Merleau-Ponty. Mais Maurice Merleau-Ponty découvre dans la philosophie de Malebranche de nombreuses inspirations qui peuvent être rapprochées de ses propres affirmations. Il ne faut pas considérer la philosophie de Malebranche comme un pur intellectualisme. Elle fait place aussi à cette intuition de l’expérience qui sera l’essentiel de la phénoménologie. En 1949, Maurice Merleau-Ponty est appelé à la Sorbonne. Il y occupe une chaire de psychologie et de pédagogie. Durant l’année universitaire 1950-1951, il fait un cours de psychologie générale : Les sciences de l’homme et la phénoménologie, et un cours de psychologie de l’enfant : Les relations avec autrui chez l’enfant. Ces deux cours sont réédités en 1962 au cdu. Cet enseignement lui donne l’occasion d’étudier un aspect de la psychologie de la forme, comme en témoigne le cours sur Les relations avec autrui chez l’enfant. Évoquant le cours de l’année précédente il montre comment, dans la perception enfantine, il s’agit chez l’enfant d’une véritable mise en forme (gestaltung) de son existence. Il ne faut pas séparer la forme de pensée qu’apprend l’enfant et la forme qu’il donne à ses relations familiales. C’est ce que manifeste par exemple L’imitation chez l’enfant telle qu’elle est étudiée par Guillaume. Selon ce psychologue, l’enfant imite d’abord des conduites, ce qui suppose que la notion classique de “ psychisme ” doit être remplacée par celle de “ conduite ”. Ces analyses permettent de comprendre avec plus de précision la notion de forme (Gestalt). Un examen des hallucinations conduit aussi à des conclusions semblables. Se référant au livre de Lagache : Les hallucinations verbales et la parole, Maurice Merleau-Ponty note que le fait qu’un sujet croit entendre parler alors que c’est lui qui parle est expliqué parce que le langage est une “ opération à deux ”. Cette affirmation peut également être illustrée par la relation décrite par Wallon, de l’enfant qui parade à l’enfant qui regarde. De ces observations sur les enfants, cependant, Wallon déduira surtout l’importance du mimétisme et de là la correspondance fondamentale entre perception et motricité. Les gestaltistes ont en effet insisté sur le pouvoir qu’a la perception d’organiser une conduite motrice. Ces analyses permettent de comprendre l’importance accordée par Maurice Merleau-Ponty à la psychologie de la forme et la signification qu’il donne à la relation à autrui considérée comme constituante de ma propre perception et de la découverte du moi. Dans le cours consacré au rapport des sciences de l’homme et de la phénoménologie, Maurice Merleau-Ponty montre tout d’abord que l’effort de Husserl est destiné dans son esprit à résoudre simultanément une crise de la philosophie, une crise des sciences de l’homme, et une crise des sciences tout court, dont nous ne sommes pas encore sortis. Cette crise tend vers un irrationalisme. Husserl a profondément senti que le problème était de rendre à nouveau possibles à la fois la philosophie, les sciences et les sciences de l’homme, de repenser leurs fondements et ceux de la rationalité. L’originalité de Husserl est de trouver un chemin entre le logicisme et le psychologisme. L’entreprise de Husserl est analogue à celle de Hegel. La phénoménologie est une double volonté de recueillir toutes les expériences concrètes de l’homme, telles qu’elles se présentent dans l’histoire, et non seulement ses expériences de connaissance mais ses expériences de vie, de civilisation et en même temps de trouver dans ce développement des faits un ordre spontané, un sens, une vérité intrinsèque, une orientation telle que le développement des événements n’apparaisse pas comme une simple succession. Seulement chez Hegel, la phénoménologie est la préface de la logique, tandis que chez Husserl la logique même sera phénoménologique. La “ réduction phénoménologique ”, c’est la résolution non pas de supprimer, mais de mettre en suspens et comme hors d’action toutes les affirmations spontanées dans lesquelles je vis, non pas pour les nier mais pour les comprendre, pour les expliciter. Maurice Merleau-Ponty illustre la thèse de Husserl par les premiers travaux de Jean-Paul Sartre sur l’image et sur l’émotion. L’émotion, par exemple, est la modification de nos rapports avec le monde qui a lieu lorsque nous renonçons à une action vraie, pour passer à une transformation immédiate, magique et fictive de la situation. Il faut selon Husserl qu’à travers l’événement psychologique se révèle un sens irréductible aux particularités de fait. Cette émergence du vrai à travers l’événement psychologique, c’est ce que Husserl appelle l’intuition des essences. L’objection souvent faite aux phénoménologues insiste sur le danger de l’intuition eidétique ou intuition des essences. Il peut se faire en effet que je crois viser une essence et qu’en réalité ce que j’atteins ne soit pas du tout une essence, mais simplement un concept enraciné dans le langage, un préjugé, une notion dont l’apparente cohérence tient simplement à ce que j’en ai l’habitude. Il est donc nécessaire de défendre la phénoménologie contre le verbalisme. La phénoménologie est l’étude systématique de l’expérience vécue, la description naïve et aussi pleine que possible de l’expérience directe de ce qui est et n’est pas la chose. L’exemple du langage révèle le “ phénoménal ” comme le projet par lequel le sujet fait apparaître dans son entourage des significations. Il faut, selon Husserl, dépasser notre langue maternelle en réfléchissant sur le langage, en allant jusqu’aux essences qui appartiennent nécessairement à tout langage possible de façon à comprendre ensuite nos propres manières de parler comme cas particulier sur ce fond de langage universel. Le phénoménologue essaie de reprendre conscience de ce que c’est qu’un sujet parlant. Parler ce n’est pas du tout traduire une pensée en paroles c’est viser un certain objet par la parole. La réflexion de Husserl sur l’histoire apporte également un éclairage nouveau à la philosophie. Le siège de la philosophie n’est pas dans l’événement, il n’est pas non plus dans l’éternel. Il est dans une histoire qui n’est pas la somme des événements mis bout à bout, puisqu’ils se chassent l’un l’autre de l’existence, qui est pensable, compréhensible, qui offre un ordre, un sens, qui est mise en perspective par moi, et non pas seulement subie par moi. La phénoménologie, au sens husserlien, rejoint presque à ce moment la phénoménologie au sens hégélien qui consistait à suivre l’homme dans ses expériences, sans se substituer à lui, en se glissant en elles de manière à faire apparaître leur sens. C’est dans le même sens que les recherches de Maurice Merleau-Ponty se poursuivront dans les conférences du Collège de France où il est élu en 1952. Le 15 janvier 1953, il fait la leçon inaugurale publiée depuis sous le titre : Éloge de la philosophie. Il y définit la philosophie comme “ goût de l’évidence ” et “ sens de l’ambiguïté ”. Successeur de Lavelle, Le Roy et Bergson, Maurice Merleau-Ponty évoque l’œuvre de ces trois penseurs. Le fond de la pensée de Lavelle c’est que la fonction de la philosophie serait d’enregistrer le passage du temps plutôt que de le prendre comme un fait accompli. Cette dialectique croise celle de Bergson et de Le Roy. Bergson a senti que toute philosophie doit être une philosophie nouvelle, il exige qu’elle invente non seulement ses solutions, mais encore ses problèmes. Bergson montre que l’esprit refuse de se tenir en place et concentre toute son attention sur ce refus. Mais il faudrait, après avoir chassé le non-être du monde, l’expulser de notre esprit. Ces remarques conduisent à l’examen des rapports de la philosophie avec la vérité. La philosophie ne peut pas être un tête-à-tête du philosophe avec le vrai. Cependant la conclusion de la leçon fut subtile et déconcertante. Se référant à l’ironie socratique, Maurice Merleau-Ponty en effet nous dit que le philosophe n’est pas un homme sérieux. Sa vertu est la claudication. Il s’oppose à l’homme sérieux, s’il existe, qui est l’homme d’une seule chose à laquelle il dit oui. Les philosophes sont des hommes simplement hommes, ils ne sont pas des professionnels de l’action. Pour eux, l’ironie vraie, celle qui fait que chacun n’est que soi et pourtant se reconnaît dans l’autre, n’est pas une attitude, c’est une tâche. Les cours de 1953 approfondissent la réflexion personnelle de Maurice Merleau-Ponty et en présentent les différents aspects. Ils montrent que ses travaux sur la perception visent à réhabiliter le monde perçu philosophiquement. Maurice Merleau-Ponty revendique pour le monde perçu une sorte d’intériorité. C’est de l’intérieur du monde que je perçois le monde. La perception est une connivence entre moi et ce que je perçois. Ainsi se révèle à moi le sens d’un tableau. La perception est déjà une sorte de langage. Elle est une des voies de la compréhension d’autrui. Or, du moment que nous sommes capables de comprendre autrui, que nous avons la notion d’autres êtres qui sont là, cela signifie que nous ne sommes pas complètement coupés du vrai. De ces indications se dégageaient le but lointain et le but prochain du cours. Le but lointain consistait à élaborer une théorie de la rationalité. Le but des recherches du cours était l’apparition de la vérité dans la vie humaine. Pendant l’année, Maurice Merleau-Ponty proposait une introduction à cette étude : l’analyse de l’expression pré-linguistique. Voici le plan du cours tel qu’il l’avait annoncé : 1. L’introduction au concept d’espace et de mouvement ; 2. Le mouvement lui-même ; 3. L’intégration du mouvement au champ perceptif compris dans le sens le plus large, c’est-à-dire la perception des qualités. 4. Une intégration plus étendue visant à montrer comment se fait l’intégration du champ perceptif dans le champ mental. Il convenait donc d’examiner dans les cas pathologiques les rapports du mouvement et de l’esprit, puis de passer du mouvement au mouvement perçu, par l’étude de la peinture et du cinéma. Après, il fallait aussi passer des perspectives ainsi ouvertes au domaine du langage ; puis à l’étude de la notion de monde. L’ensemble était centré sur la notion de mouvement pour aboutir au cas où le mouvement devient n’importe quoi. C’est au même moment que Maurice Merleau-Ponty conçoit un volume publié par les éditions Mazenod et consacré aux Philosophes célèbres. Cette œuvre permet de saisir l’idée qu’il se fait de l’histoire de la philosophie. L’ouvrage est divisé en six grandes parties : “ L’Orient et la philosophie ”, “ Les fondateurs ” (c’est-à-dire les Grecs), “ Christianisme et philosophie ”, “ Le grand rationalisme ”, “ La découverte de l’histoire ”, “ L’existence et la dialectique ”. À la même époque paraissent Les aventures de la dialectique, qui débutent par l’examen de la pensée de Weber. C’est dans ce livre que Maurice Merleau-Ponty précise aussi sa position par rapport à Jean-Paul Sartre. Les Temps modernes exigeaient de leurs fondateurs qu’ils n’adhèrent à aucun parti, à aucune Église, parce qu’on ne peut repenser le tout si l’on est déjà lié par une autre conception du tout. L’engagement était la promesse de réussir ce que les partis avaient manqué, il se plaçait donc hors des partis et une préférence ou un choix en faveur de l’un d’eux n’avait pas de sens au moment où il s’agissait de recréer des principes au contact des partis. En janvier 1961, dans le n° 1 d’Art de France, paraît un article daté de juillet-août 1960, et publié aux éditions Gallimard, en 1964, L’œil et l’esprit. Dans cet article, Maurice Merleau-Ponty se situe d’abord par rapport à la science. Dans toute perception nous sommes en présence du visible et voyants en face du visible. Le voyant et le visible s’appellent l’un l’autre. Le visible invoque et évoque le voyant. La montagne se décrit elle-même dans le tableau. L’homme qui se fait peindre s’impose à l’artiste. L’inspiration c’est la voix même de l’objet qui appelle à lui le peintre. C’est dans la peinture que le visible est le plus visible. Il y a un moment où l’œil atteint les propriétés du visible, les dégage parce qu’il participe à elles. Le peintre donne sa parole à l’objet. La philosophie classique a rendu les problèmes difficiles. Il faut aller au-delà du corps comme objet, au-delà du mécanisme pour voir ce qu’est la spatialité du corps propre. Il s’exprime dans la parole et nous débouchons de nouveau dans la théorie de la perception. L’œuvre d’art consiste à donner la parole à ce qui ne l’a que dans les chefs-d’œuvre. En creusant le monde naturel, il se profile quelque chose qui est au-delà, c’est la perception. Il faut sans cesse revenir à l’origine qui est le monde perçu. Maurice Merleau-Ponty assura son enseignement au Collège de France jusqu’au jour de sa mort, survenue brutalement à Paris le 3 mars 1961. Deux ans avant sa mort, Maurice Merleau-Ponty avait commencé la rédaction d’un ouvrage philosophique qu’il devait intituler Le visible et l’invisible. Cette œuvre est demeurée inachevée. Le texte de cet écrit a été établi par Claude Lefort, et édité en 1964, ainsi que des notes de travail destinées à l’éclairer. Dans la postface, Claude Lefort définit le projet du manuscrit. Il faut considérer cette œuvre essentiellement comme une interrogation, une quête perpétuelle d’une vérité jamais atteinte et d’un langage dont la formulation reste toujours béante. C’est pourquoi l’examen des notes éparses et inachevées peut nous permettre mieux peut-être qu’un texte plus construit de saisir l’intuition profonde et la pensée originale de l’auteur. Le projet de l’œuvre était de fonder une nouvelle ontologie et une partie devait en être consacrée à l’ “ être sauvage ”, qui est au-delà de ce que nous percevons ou en deçà. C’est à la recherche de quoi était Cézanne. L’être brut ou sauvage c’est ce qui est sans l’homme. C’est la peinture de ce qui nous est donné avant que nous réfléchissons. Il est quelque chose dans la nature qui appelle diverses sortes de peintures. La montagne qui veut se faire peindre appelle le peintre. Il y a plusieurs peintres : Cézanne, Monet, Corot, donc plusieurs manières de se faire peindre. C’est le cela, l’être selon Heidegger, qui comprend à la fois l’idée de nature et l’idée d’être ; c’est l’être qui est plus que toutes les expressions d’être. C’est le logos, le verbe immanent. Nous voulons chercher le Lebenswelt, c’est-à-dire le monde du vital par opposition au monde de la science ; c’est le monde du silence. Nous saisissons les choses à partir de l’ensemble. C’est ce que nous avons vu dans La structure du comportement. Il y a un ensemble que je saisis par certains éléments de phrase. De même Bergson remarque que lorsqu’on saisit la parole de quelqu’un on ne saisit pas syllabe après syllabe ; on se forme des hypothèses partielles sur ce que dit quelqu’un. Il y a un “ va-et-vient ” entre les hypothèses et les sous-entendus. Le sens est “ perçu ” et il y a “ germination ” de ce qui “ va avoir été compris ”. Nous pré-entendons. Ce n’est pas moi qui perçois, ce n’est pas moi qui parle. “ Il ” parle en moi et perçoit en moi. La perception me possède comme le langage me possède. Ce sont des sortes d’essences devenues qui s’imposent à moi. Dans ce texte, cependant, Maurice Merleau-Ponty ne parle pas de certains auteurs qu’il admire, comme Saint-Simon, par exemple, qui se créent un langage. Ce qui apparaît surtout c’est le mythe de l’objet que, passif, j’écoute. Ceci s’oppose à Kant et se rattache à une théorie des structures et des comportements. Dans une note de mai 1959, apparaît l’expression “ transcendance de la chose ”. Le terme de transcendance est employé de façon nouvelle par l’existentialisme et la phénoménologie. Selon saint Thomas et Kant, est transcendant ce qui dépasse l’expérience. Selon Sartre et Heidegger, il y a transcendance de la chose et du moi. Ainsi l’ek-sistence est le fait que nous résidons hors de nous. En ce sens Husserl a parlé d’une sphère passive de l’actif. Certes l’idée de forme que nous apportons au monde est une idée kantienne. La dernière note est de mars 1961. Elle indique un plan du livre : I. Le visible, II. La nature, III. Le logos. Il faut décrire le visible comme quelque chose qui se réalise dans l’homme mais qui n’est nullement anthropologie ; la nature comme l’autre côté de l’homme (comme chair – nullement comme “ matière ”) ; le logos comme se réalisant dans l’homme, mais nullement comme sa propriété (p. 328). Au terme de cette étude nous pouvons encore nous poser la question : qui est Maurice Merleau-Ponty ? Quelles sont les influences qui se sont exercées sur lui ? La première influence est certainement celle de Husserl et La phénoménologie de la perception indique les rapports avec ce philosophe. De Husserl, Maurice Merleau-Ponty retient l’idée que la pensée n’existe jamais sans être tendue vers l’objet-pensé : c’est l’intentionnalité. En second lieu, il faut noter l’influence grandissante de Heidegger qui oriente la phénoménologie vers une ontologie. Troisièmement, nous avons vu l’influence de la théorie de la forme, à laquelle il faut ajouter l’étude des structures. Enfin les œuvres des grands peintres ont également été une source certaine d’inspiration. Mais peut-être ne s’agit-il là que des influences les plus apparentes. En fait, la réflexion de Maurice Merleau-Ponty revient souvent sur Descartes et sur le cogito. Je pense, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Ma pensée est toujours perception. Il s’ensuit qu’aucune explication n’est pleinement satisfaisante. Nous sommes en présence de phénomènes et renvoyés de phénomène en phénomène à un niveau plus profond. Il y a chez Maurice Merleau-Ponty à la fois un idéalisme et un anti-idéalisme. Le problème c’est que réfléchir c’est retrouver l’irréfléchi. Mais nous sommes engagés dans un monde où il y a d’autres sujets que nous. Nous trouvons sans cesse le cogito. Mais le cogito de Descartes invite le lecteur à se faire Descartes. Tout individu pensant peut à tout moment prononcer, énoncer le cogito. L’âme pense toujours. Il ne peut y avoir de trou dans la pensée. Le cogito est continu, et le temps est discontinu. Or selon Maurice Merleau-Ponty le cogito suppose le non-pensé. C’est à partir du non-pensé que se fait le pensé. En ce sens la philosophie de Maurice Merleau-Ponty a pu à bon droit être appelée une “ philosophie de l’ambiguïté ”. Pierrette Bonet