Leo Strauss

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Cet article provient du Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, 2e édition revue et augmentée, Paris, PUF, 1993. STRAUSS Leo, 1899-1973 Philosophe politique et historien de la philosophie allemand, dont la plupart des travaux furent publiés en langue anglaise. Provenant d’un milieu juif orthodoxe, Strauss étudie à Marbourg auprès d’Herman Cohen et obtient un doctorat à Hambourg en 1921. Se trouvant à Berlin dans les années 1920, il assiste à la montée du nazisme. De 1932 à 1937, il séjourne en France, puis en Grande-Bretagne. À partir de 1938, il réside aux États-Unis et enseigne notamment à la New School de New York et à l’Université de Chicago. On peut distinguer trois phases dans son œuvre. Les premiers travaux de Strauss traduisent son engagement actif dans la vie intellectuelle de la communauté juive. Consacré au Traité théologico-politique de Spinoza, son premier livre (1930) réfute, du point de vue d’une orthodoxie ouverte, un penseur qui est pour lui le précurseur de la démocratie libérale et du judaïsme dévoyé, car sécularisé, qu’est le sionisme. À la critique rationaliste de la Bible, Strauss, s’appuyant sur les théologies “ radicales ” de Rosenzweig et de K. Barth, oppose le mystère insondable de la Révélation. Il estimera plus tard qu’à l’instar de son maître H. Cohen il comprenait alors Spinoza “ trop littéralement ” parce qu’il ne le lisait “ pas assez littéralement ” ; il avait méconnu l’enseignement ésotérique dissimulé par “ l’art d’écrire ” d’un penseur convaincu que le vrai n’est pas destiné aux “ ignorants ” (La persécution et l’art d’écrire, p. 205-267). Le livre sur Spinoza esquisse en revanche deux des thèmes centraux de l’œuvre ultérieure : la suspicion à l’égard du rationalisme moderne – dont la “ destruction de la raison ” semble à Strauss, comme à Horkheimer et à Adorno, l’ultime aboutissement – et le refus de considérer comme acquis le triomphe de ce (faux) rationalisme sur la foi traditionnelle. Centré sur Maïmonide, La philosophie et la loi (1935) traduit positivement l’enracinement de Strauss dans cette foi. Mais son intérêt pour la philosophie médiévale arabe et juive n’est pas exclusivement religieux ; elle le fascine en ce qu’elle porte à sa plus grande intensité la tension entre raison et révélation, entre “ Athènes ” et “ Jérusalem ” qui nourrit toute la pensée occidentale. Par ailleurs, la fréquentation de penseurs contraints à la plus extrême prudence – il n’allait pas de soi de commenter Aristote dans l’Islam triomphant – est une source des thèses sur l’art d’écrire, ainsi que de l’art de lire subtil et paradoxal que Strauss a théorisé dans La persécution et l’art d’écrire (recueil paru en 1952) : il faut comprendre les auteurs comme ils se sont compris eux-mêmes, ce qui exclut une lecture naïvement littérale. Le meilleur exemple de cet art straussien est peut-être le commentaire de la République (La cité et l’homme). Strauss soulignera plus tard que le problème théologico-politique a été le thème directeur de ses recherches. Mais il l’a progressivement incorporé à une critique strictement philosophique de la modernité qui aboutit à Droit naturel et histoire (1953) et Qu’est-ce que la philosophie politique ? (1959) et consiste à réviser le verdict de la querelle des Anciens et des Modernes. Dans un compte rendu du Concept de politique de Carl Schmitt (1932), Strauss propose de radicaliser une critique du libéralisme qui demeure encore prise dans l’horizon de son objet : Une telle critique passe par une confrontation avec Hobbes qui est “ le fondateur du libéralisme ” et de la pensée moderne (Le testament de Spinoza, p. 321). Ce programme est réalisé à partir du livre sur Hobbes, publié en 1936. Le trait décisif de la pensée hobbienne n’est pas tant l’adoption du paradigme galiléen et d’une anthropologie matérialiste que “ le renoncement systématique à la question du juste et du bien ”, donc la rupture avec le “ rationalisme classique ” dont Platon est le héraut (La philosophie politique de Hobbes, p. 217 et 229). Dès lors, Strauss soutient avec toujours plus de vigueur que la philosophie antique, politique au sens le plus élevé parce que gouvernée par le souci de la vie juste, est une alternative sensée à “ l’hédonisme respectable et terre à terre ” du libéralisme qui, à travers les “ trois vagues de la modernité ” (Machiavel-Hobbes-Locke ; Rousseau-Kant-Hegel ; Nietzsche-Weber-Heidegger), conduit au relativisme, à l’historicisme et au nihilisme contemporains. La supériorité de la philosophie politique classique tient en trois points. Elle est une pensée de la fin (politique, puis philosophique) de l’homme, alors que l’individualisme et l’utilitarisme du droit naturel moderne ont ruiné la philosophie pratique en la soumettant au paradigme de la science de la nature. Elle est orientée par le souci du meilleur régime, celui qui favorise une excellence humaine dont le lieu véritable (la vie théorétique) est supra-politique. Enfin, elle s’adosse, en particulier chez Aristote, à la “ compréhension de sens commun des choses politiques ” (La cité et l’homme, Introduction), alors que le rationalisme. moderne, qui prétend éradiquer le sens commun, se condamne à sombrer dans le “ polythéisme des valeurs ”. Une fois convaincu que la philosophie politique antique est l’alternative cohérente et actuelle aux errements de la pensée moderne, dont l’irrationalisme qui culmine avec la barbarie nazie est l’aboutissement, Strauss se consacre jusqu’à sa mort au commentaire des grands auteurs classiques : Thucydide, Xénophon, Aristote et surtout Platon, dont il veut acclimater les vues fondamentales à notre présent. Lorsqu’il lui arrive encore de lire les penseurs modernes (Locke, Machiavel) ou lorsqu’il réfléchit sur le monde contemporain pour en stigmatiser le faux libéralisme et l’inconscience éthique (Le libéralisme antique et moderne, 1968), c’est d’un point de vue qu’il définit lui-même comme platonicien. La pensée de Strauss est systématiquement paradoxale : c’est sa façon de contraindre le lecteur à pratiquer lui aussi “ l’art de lire ”. On peut en méditer trois exemples. La philosophie politique, dont l’objet est la “ nature des choses politiques ”, n’est pas une discipline historique, mais toute l’œuvre de Strauss est celle d’un historien ; c’est sans doute que “ l’histoire prend une dimension philosophique pour des hommes qui vivent à une époque de déclin intellectuel ” (La philosophie de l’histoire de Collingwood, Revue des sciences philosophiques et théologiques, juillet 1987, p. 369). Dans une “ époque de décadence ”, l’histoire est un remède contre l’historicisme et son désespoir. Autre paradoxe : la philosophie politique est une philosophie de la relativité du politique, car “ le but ultime de la vie politique ne peut pas être atteint par la vie politique, mais seulement par une vie consacrée à la contemplation ” (Qu’est-ce que la philosophie politique ?, p. 91) ; pourtant, Strauss n’a rien écrit qui concerne la philosophie spéculative. On en soupçonne la raison grâce au troisième paradoxe, la tension irrésolue entre Jérusalem et Athènes qui est la marque de l’Occident. L’échec du hégélianisme a définitivement tranché en faveur de la seconde “ le combat éternel entre raison et Révélation ” (Le libéralisme antique et moderne, p. 336) ; cependant, “ l’obéissance et l’attention de tous au Divin message de la Cité des Justes sont insuffisantes ” (La cité et l’homme, p. 7), et l’exigence de la philosophie demeure. La source ultime des paradoxes de Strauss est peut-être que sa foi lui a interdit d’écrire en philosophe sur ce qui lui tenait philosophiquement le plus à cœur. l Ouvrages (cités dans la mesure du possible en traduction) : Die Religionskritik Spinozas als Grundlage seiner Bibelwissenschaft, Berlin, Akademie-Verlag, 1930 ; La philosophie et la Loi dans Maïmonide (recueil), puf, 1988 ; La philosophie politique de Hobbes (1936), Belin, 1991 ; De la tyrannie (1948), Gallimard, 1954 ; La persécution et l’art d’écrire (1952), Agora, 1989 ; Droit naturel et histoire (1953), Plon, 1954 ; Pensées sur Machiavel (1958), Payot, 1982 ; Qu’est-ce que la philosophie politique ? (1959), puf, 1992 ; La cité et l’homme (1964), Agora, 1987 ; Le libéralisme antique et moderne (1968), puf, 1990 ; Le discours socratique de Xénophon (1970) suivi de Le Socrate de Xénophon (1972), Éditions de l’Éclat, 1992 ; Argument et action des Lois de Platon (1975), Vrin, 1990 ; Études de philosophie politique platonicienne (1983), Belin, 1992 ; The Rebirth of classical political rationalism, Chicago up, 1989 ; Le testament de Spinoza (recueil), Éditions du Cerf, 1991. ® Études (en langue française) : G. Almaleh, A. Baraquin et M. Depadt-Ejchenbaum, Présentation de Le testament de Spinoza ; A. Bloom, Leo Strauss, un vrai philosophe, Commentaire 1 (1978), p. 91-105 ; A. Kojève, Tyrannie et sagesse, repris dans L. S., De la tyrannie ; H. Meier, Carl Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique, Julliard, 1990 ; O. Seydein, Présentation de La cité et l’homme. Jean-François Kervégan