Jacques Attali

Les premiers travaux de Jacques Attali sont d’ordre scientifique et même relativement formalisés. Notamment son premier livre, Analyse économique de la vie politique (Puf, 1972) qui applique la théorie mathématique de la décision et l’approche de Kenneth Arrow (prix Nobel d’économie) aux choix politiques. Ensuite, avec L’anti-économique (Puf, 1974, co-écrit avec Marc Guillaume et qui ouvrira la collection « Économie en liberté »), il s’inscrit dans une approche critique des méthodes traditionnelles des économistes, approche à laquelle il reste fidèle par la suite. Mais déjà, avec La parole et l’Outil (Puf, 1975), il inscrit sa vision critique de l’économie dans une approche sociologique originale, qui entre en résonance avec les travaux de cette époque (par exemple ceux d’Ivan Illich). Les livres qui suivront, et d’abord Bruits, essai sur l’économie politique de la musique (Puf, 1976), exploreront à la fois l’univers social contemporain et les enseignements de l’histoire. Ce goût pour l’histoire s’affirmera et se confirmera dans beaucoup de livres ultérieurs, comme par exemple, L’ordre cannibale, essai sur l’économie politique de la médecine (Grasset, 1979) qui fait écho à Bruits et qui contient beaucoup d’intuitions qui se verront confirmées dans les années suivantes. Ou encore Histoires du temps (Fayard, 1982)… Cette passion pour l’histoire se concentrera encore sur des personnages divers, aussi divers que Siegmund Warburg, un homme d’influence (Fayard, 1985), Blaise Pascal ou le génie français (Fayard, 2000) ou, plus récemment, Karl Marx ou l’esprit du monde (Fayard, 2005). Ces livres ne sont pas seulement des biographies mais des tentatives de réinterpréter une époque et d’en extraire des lignes de force qui restent d’actualité. Bien évidemment, Jacques Attali fait aussi œuvre de mémorialiste en produisant un témoignage des « années Mitterrand », (la série des Verbatim, publiés chez Fayard de 1993 à 1995), une source très précieuse pour les historiens à venir. Cette même dialectique entre passé et prospective se déploie aussi dans l’analyse d’événements (1492, Fayard, 2003), de familles de dispositifs (Mémoires de sabliers, éditions de l’Amateur, 1997, Chemins de sagesse : traité du labyrinthe, Fayard, 1996) ou de thèmes (Les Juifs, le monde et l’argent, Fayard, 2002). Tous ces livres qui se fondent sur des personnages, des objets, des faits, bref des « histoires », se lisent avec facilité et plaisir. Le travail de documentation est au service d’un réel talent de conteur, de metteur en scène de l’histoire. Le Karl Marx de Jacques Attali est au plus loin de Spectres de Marx de Jacques Derrida, mais il touche et séduit un public beaucoup plus large, et le contexte historique exposé avec rigueur et précision donne une épaisseur et une saveur qui font de cette biographie un contrepoint utile aux études marxiennes conceptuelles. Ce plaisir de lecture est l’effet d’une discipline d’écriture : non seulement le souci d’être simple, mais surtout d’éveiller et de maintenir la curiosité, un vrai talent de romancier. Un talent qui s’exprime plus directement dans sept romans (tous publiés chez Fayard), romans d’inspirations diverses, inattendus et même singuliers. Par exemple, Le Premier Jour après moi (Fayard, 1990), qui évoque un roman d’Aldous Huxley sur le thème de l’eternité. Mais c’est dans le domaine de la prospective que la vision de Jacques Attali retient le plus l’attention du grand public. La Nouvelle Économie française (Flammarion, 1978), Les Trois Mondes (Fayard, 1981), Lignes d’horizon (Fayard, 1990), Dictionnaire du XXIème siècle (Fayard, 1998), L’Homme nomade (Fayard, 2003) et Brève histoire du futur (Fayard, 2006) sont des livres qui ont ponctué le cheminement de Jacques Attali en suivant une ligne de force relativement stable. Et proposé une vision de l’avenir qui s’est souvent révélée juste à court terme et toujours stimulante, nuancée et argumentée pour le plus long terme. Cette œuvre considérable est déroutante par son ampleur et sa diversité d’abord. Par sa lisibilité et son souci de séduire, de convaincre, de mobiliser ensuite. Mais aussi par un tissage avec une véritable intelligence de l’action : l’oeuvre ne peut être dissociée de l’action d’Attali dans le monde politique, de la finance mondiale et du conseil. La valeur de cette œuvre n’est pas à mesurer dans le monde classique des intellectuels, elle n’est d’ailleurs pas vraiment « mesurable ». Son intérêt c’est sa singularité même, ce statut d’écho ou de miroir d’un homme d’action dont la curiosité, le goût de comprendre et d’entreprendre ont brisé les codes de l’écriture et les « habitus » des universitaires. Il faut lire Jacques Attali. Le lire selon une démarche qui réponde à sa manière, particulière, d’écrire. Chercher ce qui est neuf ou naissant, se laisser prendre à son imagination, à sa créativité, suivre ses connexions parfois audacieuses et souvent stimulantes. Ne pas tout prendre au sérieux, ne pas chercher une cohérence totale mais naviguer dans des visions surprenantes et en fait clairvoyantes. Attali n’est pas un philosophe et ne propose pas un système construit de concepts. Son œuvre est irradiée par une sorte de vitesse et de liberté de pensée qui lui permet de saisir et d’explorer des dimensions et des tendances de nos sociétés qui échappent le plus souvent aux penseurs académiques.
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Par Marc Guillaume
Les premiers travaux de Jacques Attali sont d’ordre scientifique et même relativement formalisés. Notamment son premier livre, Analyse économique de la vie politique (PUF, 1972) qui applique la théorie mathématique de la décision et l’approche de Kenneth Arrow (prix Nobel d’économie) aux choix politiques. Ensuite, avec L’anti-économique (PUF, 1974, co-écrit avec Marc Guillaume et qui ouvrira la collection « Économie en liberté »), il s’inscrit dans une approche critique des méthodes traditionnelles des économistes, approche à laquelle il reste fidèle par la suite.
Mais déjà, avec La parole et l’outil (PUF, 1975), il inscrit sa vision critique de l’économie dans une approche sociologique originale, qui entre en résonance avec les travaux de cette époque (par exemple ceux d’Ivan Illich). Les livres qui suivront, et d’abord Bruits. Essai sur l’économie politique de la musique (PUF, 1976), exploreront à la fois l’univers social contemporain et les enseignements de l’histoire. Ce goût pour l’histoire s’affirmera et se confirmera dans beaucoup d’ouvrages ultérieurs, comme L’ordre cannibale. Essai sur l’économie politique de la médecine (Grasset, 1979) qui fait écho à Bruits et qui contient beaucoup d’intuitions qui se verront confirmées dans les années suivantes, ou encore Histoires du temps (Fayard, 1982)…
Cette passion pour l’histoire se concentrera encore sur des personnages divers, aussi divers que Siegmund Warburg, un homme d’influence (Fayard, 1985), Blaise Pascal, ou le génie français (Fayard, 2000) ou, plus récemment, Karl Marx, ou l’esprit du monde (Fayard, 2005). Ces livres ne sont pas seulement des biographies mais des tentatives de réinterpréter une époque et d’en extraire des lignes de force qui restent d’actualité. Bien évidemment, Jacques Attali fait aussi œuvre de mémorialiste en produisant un témoignage des « années Mitterrand » (la série des Verbatim, publiés chez Fayard de 1993 à 1995), une source très précieuse pour les historiens à venir. Cette même dialectique entre passé et prospective se déploie encore dans l’analyse d’événements (1492, Fayard, 2003), de familles de dispositifs (Mémoires de sabliers, éditions de l’Amateur, 1997, Chemins de sagesse : traité du labyrinthe, Fayard, 1996) ou de thèmes (Les Juifs, le monde et l’argent, Fayard, 2002).
Tous ces livres qui se fondent sur des personnages, des objets, des faits, bref des « histoires », se lisent avec facilité et plaisir. Le travail de documentation est au service d’un réel talent de conteur, de metteur en scène de l’histoire. Le Karl Marx de Jacques Attali est au plus loin de Spectres de Marx de Jacques Derrida, mais il touche et séduit un public beaucoup plus large, et le contexte historique exposé avec rigueur et précision donne une épaisseur et une saveur qui font de cette biographie un contrepoint utile aux études marxiennes conceptuelles.
Ce plaisir de lecture est l’effet d’une discipline d’écriture : non seulement le souci d’être simple, mais surtout d’éveiller et de maintenir la curiosité. Un vrai talent de romancier, qui s’exprime plus directement dans sept romans (tous publiés chez Fayard), d’inspirations diverses, inattendus et même singuliers. Par exemple, Le premier jour après moi (Fayard, 1990), qui évoque un roman d’Aldous Huxley sur le thème de l’éternité.
Mais c’est dans le domaine de la prospective que la vision de Jacques Attali retient le plus l’attention du grand public. La nouvelle économie française (Flammarion, 1978), Les trois mondes (Fayard, 1981), Lignes d’horizon (Fayard, 1990), Dictionnaire du XXIe siècle (Fayard, 1998), L’homme nomade (Fayard, 2003) et Brève histoire du futur (Fayard, 2006) sont des livres qui ont ponctué le cheminement de Jacques Attali en suivant une ligne de force relativement stable, et proposé une vision de l’avenir qui s’est souvent révélée juste à court terme et toujours stimulante, nuancée et argumentée pour le plus long terme.
Cette œuvre considérable est déroutante par son ampleur et sa diversité, tout d’abord. Par sa lisibilité et son souci de séduire, de convaincre, de mobiliser, ensuite. Mais aussi par un tissage avec une véritable intelligence de l’action : l’œuvre ne peut être dissociée de l’action d’Attali dans le monde politique, de la finance mondiale et du conseil. La valeur de cette œuvre n’est pas à mesurer dans le monde classique des intellectuels, elle n’est d’ailleurs pas vraiment « mesurable ». Son intérêt, c’est sa singularité même, ce statut d’écho ou de miroir d’un homme d’action dont la curiosité, le goût de comprendre et d’entreprendre ont brisé les codes de l’écriture et les « habitus » des universitaires.
Il faut lire Jacques Attali. Le lire selon une démarche qui réponde à sa manière, particulière, d’écrire. Chercher ce qui est neuf ou naissant, se laisser prendre à son imagination, à sa créativité, suivre ses connexions parfois audacieuses et souvent stimulantes. Ne pas tout prendre au sérieux, ne pas chercher une cohérence totale mais naviguer dans des visions surprenantes et en fait clairvoyantes. Attali n’est pas un philosophe et ne propose pas un système construit de concepts. Son œuvre est irradiée par une sorte de vitesse et de liberté de pensée qui lui permet de saisir et d’explorer des dimensions et des tendances de nos sociétés échappant le plus souvent aux penseurs académiques.