Jürgen Habermas

Représentant le plus célèbre de l’École de Francfort, Jürgen Habermas a enseigné dans plusieurs universités allemandes. Il est l’un des grands théoriciens de l’espace public et un tenant de l’éthique de la discussion.
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Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, sous la dir. de Monique Canto-Sperber.
HABERMAS Jürgen, né en 1929
Jürgen Habermas a été professeur de philosophie et de sociologie à l’université J. W. Goethe de Francfort, en Allemagne. Ses écrits ont profondément marqué le monde anglo-saxon, et plus particulièrement les États-Unis où il a fait de nombreux séjours.
Un exposé systématique de l’éthique de la discussion de Jürgen Habermas déborderait largement le cadre de la théorie morale ou de la philosophie morale ; car elle impliquerait les discussions contemporaines relatives aux théories philosophiques du langage, aux théories psychologiques du développement moral, ainsi qu’aux théories sociologiques et philosophiques de la modernité. La pensée de Habermas, dans les années 1970, s’était donné comme but la réflexion sur la pragmatique formelle et les théories relatives à la vérité. L’orientation de ses écrits vers le champ de la philosophie morale a été motivée par les contextes politiques des années 1980. De plus, l’exigence inhérente à la théorie critique de l’école de Francfort, dont il est l’héritier, l’a amené à un examen critique,de la pratique sociale. Dans la Theorie des Kommunikativen Handelns, 1981 (Théorie de l’agir communicationnel, 1987), il propose une pragmatique-linguistique de la rationalité communicationnelle qui l’amène à développer des perspectives morales et juridiques en dialogue avec Max Weber et Émile Durkheim. L’éthique de la discussion et l’utilisation de la théorie des stades de la conscience morale de Lawrence Kohlberg resteront toujours à l’arrière-plan de ses travaux. Ses écrits principaux portant sur la philosophie morale sont les suivants : Moralbewusstsein und Kommunikatives Handeln, 1983 (Morale et Communication, 1986) et Erläuterungen zur Diskursethik, 1991 (De l’éthique de la discussion, 1992). Dans ses Kleine politische Schriften, 1985 (Écrits politiques, 1990), il se tourne vers l’application des principes en tenant compte des conditions concrètes des débats contemporains. Son livre le plus récent, Faktizität und Geltung. Breiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats (1992), opère le passage de la morale au droit. Le droit, dans le développement de l’œuvre de Habermas, permet l’effectivité de l’application des principes, de par son statut au confluent du monde vécu et du système.
L’éthique de la discussion de Habermas vise à dépasser l’opposition entre l’universalisme abstrait et le relativisme des éthiques contemporaines. Il prend la défense d’une théorie éthique cognitiviste contre le décisionnisme et l’émotivisme, d’une approche déontologique contre les éthiques substantielles, et, d’une approche universaliste contre le relativisme. Sa méthode procède de trois orientations théoriques principales : là théorie communicationnelle de la signification ; la pragmatique-transcendantale et la philosophie procédurale.
Pour comprendre la portée du retournement que Habermas impose aux notions de raison pratique, d’autonomie ou de responsabilité, il est nécessaire d’expliquer les présupposés de ses options théoriques.
Présupposés
L’éthique de la discussion réhabilite, dans un sens opposé à ce que fait. le courant néo-aristotélicien, la notion de raison pratique tout en revalorisant les prétentions universalistes et cognitives de la théorie morale à l’intérieur de la théorie communicationnelle. Le tournant pragmatico-linguistique de sa pensée lui permet de critiquer toute forme de philosophie du sujet (dont la réflexion monologique inhérente à l’impératif catégorique de Kant). Pour Habermas, comme pour Kant ; le but de la théorie morale est d’établir un principe de base pour la délibération morale et pour le jugement afin d’établir la validité des normes. Cependant, l’orientation dialogique de l’éthique de la discussion permet, d’une part, que la. détermination de l’impératif catégorique soit validée dans une discussion argumentative et empêche, d’autre part, que l’examen de la maxime se fasse sur une base dé délibération privée. La formulation de l’impératif catégorique par Habermas s’appuie sur la perspective critique de Thomas McCarthy, qui est le traducteur principal des œuvres de Habermas en anglais : “ Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun souhaite faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle ” (Habermas, Morale et Communication, 1986, 88). Habermas établit à cette fin le principe “ U ”, principe d’universalisation, qui, “ en tant que principe-passerelle, permet d’accéder à l’entente mutuelle dans les argumentations morales, et ce, dans une acception qui exclut l’usage monologique des règles argumentatives ” (ibid., 78). Ce principe-passerelle joue le rôle, par analogie, de l’induction dans le discours théorique ; il permet d’établir le consensus en tant que règle argumentative garantissant que “ les normes qui sont acceptées comme valides sont celles et seulement celles qui expriment une volonté générale [...] qui conviennent à la “loi universelle” ” (ibid., 84). La procédure de l’argumentation pratique ne se réduit pourtant pas à des débats de type parlementaire, ou à des discussions telles qu’elles se pratiquent dans l’espace public télévisuel. C’est une erreur de catégories qui empêche de nombreux détracteurs de l’éthique de la discussion de comprendre qu’il n’y a pas de continuité entre le paradigme de l’intercompréhension et celui de la relation sujet-objet du positivisme. Habermas distingue plutôt deux niveaux analytiques dans sa théorie communicationnelle qui fonde son éthique de la discussion : 1) la théorie sociologique de l’action et du système, à partir de laquelle les reconstructions à teneur empirique visent la description ; 2) la théorie du langage, de l’argumentation et de l’action élaborée d’un point de vue formel-pragmatique, qui produit un concept procédural de la rationalité, mais qui ne vise pas à produire des projets concrets pour guider l’action politique dans le monde de la vie. La lecture minimaliste qui est souvent faite des travaux de Habermas ignore cette différence, et réduit la procédure des discussions théoriques et pratiques à des discussions de café, le consensus n’étant plus alors qu’un thème commode pour cacher les compromis stratégiques et politiques. Par contre, d’autres détracteurs de l’éthique de la discussion reprochent à Habermas de creuser un fossé infranchissable entre des principes valides et les contextes réels d’action ; or, un tel reproche néglige le sens même de sa théorie de la communication qui cherche précisément à articuler les logiques du monde vécu et du système, du bien et du juste.
Vérité/validité
La notion de vérité de Charles S. Peirce, que Habermas reprend à son compte, est un des pivots de sa théorie pragmatique-transcendantale, et par conséquent de son éthique de la discussion. La théorie communicationnelle lie la signification, la rationalité et la validité des énoncés dans l’action humaine, elle analyse le langage d’un point de vue pragmatique. Cette analyse pragmatique s’attache aux contextes performatifs des actes de langage, pour tout acte de langage, on peut distinguer trois prétentions à la validité distinctes : la vérité d’une proposition, la justesse d’une norme, et la sincérité d’une expression de soi. Les locuteurs, qui, en élevant des prétentions à la validité dans leurs énoncés, s’attribuent mutuellement la capacité d’orienter leurs actions en fonction de prétentions à la validité transcendantes, agissent de façon responsable. Les actes de langage structurent l’interaction sociale par leur force illocutionnaire qui crée un lien entre les interlocuteurs. La vérité en tant que “ force transcendante inhérente aux prétentions à la validité (des énoncés) assure à chaque acte de parole une relation au futur ” (Habermas, Textes et Contexte, 1994, 103). Contre les relativistes, Habermas insiste sur le moment d’inconditionalité inhérent à toute prétention à la validité des énoncés : leur universalité les fait dépasser tout contexte particulier, mais les énoncés sont toujours ancrés dans un ici et maintenant afin de pouvoir effectivement produire un accord apte à coordonner l’action. La validité des prétentions à la justesse des énoncés pratiques dépendra des conditions de la discussion dans une “ situation idéale de discours ”. Cependant, il faut prévenir contre une lecture de Habermas qui prendrait prétexte de son effort d’abstraction des situations tirées du monde vécu pour réduire toute son entreprise morale à une quête théorique sans portée sociale.
L’objet de la philosophie morale de Habermas découle de sa méthode : il établit les conditions de validation des normes, car selon lui les questions de justice peuvent recevoir un traitement rationnel, à l’intérieur de discussions pratiques. De la réflexion sur la question de la vérité, Habermas est entraîné vers la question du juste en morale : son travail portera en grande partie sur les conditions de validité des énoncés pratiques, établies dans un discours argumenté sur la place publique. Seul un discours public à l’intérieur duquel les arguments sont évalués critiquement, sans contrainte et dans le respect de l’égalité des sujets impliqués, peut établir la validité des énoncés. Cette procédure s’oppose à tout recours à l’intuition ou à l’évidence pour évaluer les prétentions à la validité des énoncés pratiques. Dans ce contexte, la question morale ne sera pas une question d’ordre existentiel visant à déterminer les contenus d’une vie bonne, ou du bonheur, mais bien plutôt une question d’ordre déontologique visant à déterminer les conditions de validité d’une norme. Les distinctions entre morale et éthique s’établissent selon cette division : l’éthique a trait aux choix axiologiques des sujets et la morale se rapporte aux critères permettant de valider les maximes et les normes (à partir des discussions pratiques issues du monde de la vie).
Débats contemporains : le bien et le juste
La position de Habermas au cœur des débats actuels relatifs à la préséance du bien sur le juste se situe entre deux extrêmes dont il reconnaît par ailleurs le bien-fondé. Ainsi, d’une part, les communautariens veulent établir la primauté du bien sur le juste, dans un souci du respect de l’ethos et des situations particulières. D’autre part, le libéralisme de John Rawls invite à renoncer au bien au profit de la justice. Pour Habermas, le bien de l’individu au sein de sa communauté et la justice de la collectivité ne sont ni à opposer, ni à mettre en concurrence. Tous deux jouent leur rôle dans leur domaine particulier, et le bien puisé au réservoir culturel de la société ne peut être exclu des discussions pratiques visant à tester les normes, puisque les normes sont issues du monde vécu. La justice ne se détermine pas contre le bien, mais au prix d’efforts d’abstraction, dans le but de conserver une perspective universaliste.
Habermas, en attribuant au principe d’universalisation la fonction de règle argumentative implicitement présente dans toute argumentation, permet de penser l’exigence d’universalité comme toujours déjà contextualisée puisque figurant dans tout échange communicationnel énoncé dans un contexte. Habermas, tout en limitant les discussions éthiques à des questions de justice, ne “ désincarne ” pas les participants à la discussion en les détachant de leurs intérêts propres, mais, au contraire, il insiste sur l’enracinement dans son monde de chaque participant aux discussions pratiques. Le rapport entre le principe d’universalité et le monde vécu s’articule dans la réflexivité qu’il est possible d’exercer à partir de l’appartenance au monde vécu. Cette réflexivité n’est plus celle de la philosophie de la conscience qui procède du “ sujet transcendantal ”, mais bien plutôt de l’instance de la rationalité communicationnelle qui exerce une intégration des trois sphères de la rationalité (rationalité théorique, rationalité pratique et rationalité esthétique) à l’intérieur du rapport communicationnel. La fonction de la légitimité d’une norme de prétention universelle n’est possible que grâce au fait que les participants à la discussion ne sont pas de purs esprits, qu’ils ont des intérêts particuliers issus de leurs rapports complexes, ces rapports pouvant être repris réflexivement à travers la triple médiation rationnelle de la rationalité communicationnelle. Le concept de rationalité communicationnelle intègre les trois sphères de rationalité, et Habermas assure ainsi un équilibre entre ces trois sphères par la médiation de l’instance du jugement interactionnel. Il permet d’intégrer les dimensions pratique, théorique et esthétique dans l’application des normes, bien au-delà de la simple application des normes par la phronesis. L’opposition universalité/contextualité ne peut être résolue ni sur le strict plan de la raison théorique ni de la raison pratique : les principes universels servent de garantie pour le maintien et la coexistence pacifique des différences. Le lien entre monde vécu et principe d’universalisation, entre raison et histoire, constitue une des chevilles ouvrières de la philosophie morale de Habermas, comme le démontrent ses écrits récents qui prennent de plus en plus en considération le bien-fondé de critiques qui lui sont adressées de la part de représentants des mouvements féministes, écologistes, et autres mouvements sociaux.
La contribution de la pensée de Habermas au champ de la philosophie morale peut se mesurer à la réception qu’elle a connue autant dans le monde germanique, qu’anglo-saxon et francophone. La notion de raison pratique, définie à partir des paradigmes de sa théorie de l’action communicationnelle, occupe une place centrale dans le champ de la philosophie morale, et est devenue un carrefour obligé de confrontations et de discussions des plus fécondes.
Anne Fortin-Melkevik