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Hugo Grotius

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Éminent juriste des Provinces-Unis, Hugo Grotius (ou De Groot) fut aussi théologien et philosophe. Dans le contexte de la guerre de Quatre-vingts ans et de la guerre de Trente ans, qui virent s’affronter les jeunes nations modernes européennes, il fut l’un des grands théoriciens de l’État et du droit de son époque.

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Cet article provient du Dictionnaire de philosophie politique, sous la dir. de Philippe Raynaud et Stéphane Rials.

 

GROTIUS Hugo, 1583-1645

Hugo Grotius (pseudonyme latin d’Hugo de Groot) fut à la fois juriste, homme politique et théologien. D’abord avocat de la Compagnie des Indes, il devint conseiller de Jan van Oldenbarnevelt, avec qui il s’engagea, du côté des Arminiens, dans la querelle religieuse et politique qui les opposait aux Gomaristes calvinistes. En 1619, alors qu’Oldenbarnevelt est arrêté et exécuté, Grotius est condamné à l’emprisonnement à vie. Il s’échappe deux ans plus tard et s’exile en France, où, à partir de 1634, il est ambassadeur de Christine de Suède. Il meurt, en 1645, dans le naufrage du bateau qui l’amenait en Suède. Ses écrits, très nombreux, associent l’étude des belles-lettres (il publia et commenta des textes anciens, écrivit des poèmes) à des sujets juridiques (le Mare liberum, publié en 1609, extrait du De jure prædæ), historiques et politiques (sur la république batave et ses origines nationales), théologiques (Defensio fidei catholicæ, 1617 ; De veritate religionis christianæ, 1627), ou politico-théologiques (De imperio summarum potestatum circa sacra). Mais c’est le De jure belli ac pacis, publié en 1625, qui le rend célèbre. Son traducteur, Barbeyrac, considère que dans ce Traité du droit de la guerre et de la paix (DGP) se trouvent exposés, pour la première fois, les principes du droit de la nature et des gens, ainsi que ceux du droit public. Il fait ainsi de Grotius le fondateur du droit naturel moderne.

Pour autant la contribution de Grotius à la philosophie juridique et politique n’a cessé d’être discutée. On s’est interrogé sur la continuité de sa pensée juridique, du De jure prædæ au DGP. On a examiné le fondement qu’il donne au droit naturel : son réalisme métaphysique ne s’oppose-t-il pas au volontarisme juridique de ses successeurs ? Son appartenance même au droit naturel a été mise en cause, certains n’ont voulu voir en lui qu’un disciple attardé de la seconde scolastique ; à la thèse de la laïcisation, qui lui faisait inaugurer une philosophie politique moderne originale, s’est opposée celle de la sécularisation, qui ne voit dans le droit naturel qu’une façon de soustraire à son environnement théologique un contenu préalablement donné. Enracinement scolastique ou démarche novatrice ? La difficulté de répondre vient peut-être de ce que l’on tend à faire du droit naturel chez Grotius un système complet et autonome, que l’on coupe du reste de sa pensée, comme de la situation politique et religieuse dans laquelle il est élaboré.

Dès le début du DGP, Grotius présente celle-ci comme un conflit éthique radical, d’où résulte un affrontement armé généralisé : “ J’ai remarqué de tous côtés, dans le Monde Chrétien, une licence si effrénée par rapport à la guerre, que les nations les plus barbares en devraient rougir ” (DGP, Prolégomènes, § XXIX). Le problème n’est pas tant celui de l’existence de la guerre (Grotius rejette, comme irréaliste et “ outré ”, le pacifisme intégral d’Érasme), mais qu’elle se fasse en dehors de toute règle et de tout droit, comme s’il n’y avait rien au-delà des intérêts des parties en présence. La réalité de la guerre se double d’une crise morale, d’origine religieuse, quant à la possibilité de distinguer le juste et l’injuste. L’Église n’est plus un facteur de paix et d’unité, mais de division, les querelles théologiques ne font que multiplier les positions dogmatiques inconciliables. La Réforme protestante, en posant la question du critère de la foi, a ouvert une crise sceptique qui, de la religion, s’est étendue à tous les domaines du savoir, y compris l’éthique. Si le relativisme moral sceptique s’accommode, à l’intérieur de chaque pays, du respect conformiste des coutumes en vigueur, il est notoirement défaillant quand il faut prendre en compte plusieurs pays différents. Dès le De jure predæ, Grotius fait apparaître la nécessité d’énoncer des règles communes à différents pays pour des espaces qui n’ont pas encore de statut juridique. Sur les océans des grandes découvertes et des nouvelles colonies, ce ne sont pas seulement des navires qui se rencontrent et s’affrontent, mais aussi des moralités différentes : entre le Mare liberum et le Mare clausum, il faut choisir.

Grotius connaît bien l’importance de la crise sceptique et la force de son argumentation : il fréquente, à Paris, le cercle de Marin Mersenne, où s’élaborent les réponses au scepticisme. En faisant de Carnéade, figure du scepticisme antique, le principal adversaire de l’existence d’un droit naturel, dont les Prolégomènes du DGP veulent établir la certitude, il montre clairement quelle est son intention : trouver une réponse au scepticisme qui permette de formuler les règles universelles d’ “ un droit commun à tous les peuples ”. Cela suppose trois choses : définir les parties en présence (c’est la théorie de la souveraineté), trouver les règles universelles qui régissent leurs rapports (c’est le rôle du droit naturel), montrer la façon dont elles s’appliquent (c’est la question de la guerre et de la paix).

La souveraineté

Selon Grotius l’État est un “ corps parfait de personnes libres qui se sont jointes ensemble pour jouir paisiblement de leurs droits et pour leur utilité commune ” (DGP, I, I, § XIV). Cette définition d’inspiration aristotélicienne fait de la société civile le résultat d’une volonté de vivre ensemble, dans l’intérêt commun. Elle unit des personnes libres que Grotius présente comme des “ chefs de famille ” : on retrouve l’idée aristotélicienne que la cité est un regroupement de familles préexistantes. La définition est également compatible avec l’idée médiévale qui place la légitimité et l’origine de l’autorité politique dans le peuple : pour Grotius les termes d’État et de peuple sont substituables, et il affirme que c’est de “ ceux qui se sont les premiers joints en un corps de société civile, [...] qu’émane originairement le pouvoir des souverains ” (DGP, I, IV, § VII, no 3).

Mais au “ sujet commun de la souveraineté ”, ainsi défini comme l’État, ou le peuple, Grotius rajoute un “ sujet propre ”, qui se rapporte à l’exercice de la souveraineté. Il distingue ainsi entre le peuple et son souverain, c’est-à-dire entre les sujets gouvernés, et celui, ou ceux, qui les gouvernent. La relation ainsi introduite est une relation hiérarchique entre un inférieur et un supérieur, qui n’est ni réciproque ni réversible : s’il peut être à l’origine du pouvoir politique, le consentement du peuple met le souverain définitivement au-dessus de lui, le faisant échapper à son jugement. À l’opposé de la relation politique aristotélicienne, conçue comme une relation entre égaux, et, pour cette raison, distincte des autres formes de pouvoir, paternel ou despotique, Grotius affirme au contraire la possible confusion de la relation politique et de la relation despotique. Pour rejeter “ l’opinion de ceux qui prétendent que la puissance souveraine appartient toujours et sans exception au peuple ” (I, III, § VIII, no 1), il affirme qu’il est permis à un peuple de se dépouiller entièrement de la souveraineté et de se faire esclave.

Grotius vise ici les théories de la souveraineté du peuple et de son droit de résistance, apparues pendant les guerres de religion, particulièrement celles des monarchomaques. La crise religieuse scinde la proposition, souvent répétée au Moyen Âge, selon laquelle “ le roi existe par la volonté du peuple, mais, une fois qu’il est roi, il est naturel qu’il gouverne ”. En faisant du peuple le juge des actes du souverain, la conception huguenote ouvre la possibilité d’un conflit, et d’une recherche infinie de l’arbitre qui pourrait le trancher. Grotius leur oppose la nécessité de s’arrêter à une instance dernière. La souveraineté est ce point d’arrêt : est souverain celui qui décide en dernier ressort. La souveraineté se définit par son autonomie : elle est “ celle dont les actes sont indépendants de tout pouvoir supérieur en sorte qu’ils ne peuvent être annulés par aucune autre volonté humaine ” (I, III, § VII). L’insistance avec laquelle Grotius précise que le souverain, lui, peut changer de volonté, rapproche sa définition de la souveraineté de celle de Bodin : comme celui-ci, il la dit absolue.

À la différence de Bodin, Grotius, cependant, n’exclut pas toute limitation, ou tout partage, de la souveraineté. Encore faut-il les situer. La limitation ne peut venir du peuple : le jugement moral des sujets – toujours possible – “ ne serait point propre à marquer les bornes de la juridiction du Roi, et de celle du peuple ” (I, III, IX). Elle n’est pas non plus à chercher dans une différence entre les formes de gouvernement : le souverain peut être un ou plusieurs, roi ou assemblée, c’est affaire subjective, d’opinion ou de coutume, cela ne change rien à l’étendue de la souveraineté : “ Il n’y a point de différence entre un Peuple fibre, et un Roi véritablement Roi ” (I, III, XXI, no 4). La différence ne peut être qu’intérieure à la souveraineté. Sans doute celle-ci est-elle “ quelque chose de simple et d’indivisible en lui-même ” (I, III, XVII, no 1), on peut cependant y distinguer des “ parties subjectives ” : différenciation juridique intérieure et non rapport entre des sujets moraux distincts, ou des pouvoirs extérieurs les uns aux autres. La distinction que fait Grotius entre la souveraineté, toujours identique, et la manière de la posséder, qui peut varier, lui permet d’introduire des formes de limitation ou de partage, et de faire droit aussi bien aux conceptions constitutionnalistes de la limitation de l’exercice du pouvoir royal, qu’à celles du gouvernement mixte.

Il tente ainsi de concilier des notions politiques anciennes, de filiation aristotélicienne, et une théorie nouvelle de la souveraineté qui lui vient de Bodin, et qu’il oppose, comme celui-ci, aux conceptions politiques calvinistes. En faisant de la souveraineté une puissance qui décide en dernier ressort, sans qu’on puisse en appeler à une autre instance, parce qu’elle n’a pas de supérieur, Grotius rejette toute prétention d’une autorité religieuse à pouvoir délier les sujets d’une puissance civile de leurs obligations politiques. Les affirmations huguenotes d’un droit de résistance du peuple faisant appel à Dieu de son rapport au prince se soutiennent d’une sorte de théocratie populaire, où le rapport du peuple à Dieu annule le rapport au souverain. Grotius leur oppose la conception politique d’une autonomie des puissances civiles, qui fait de chaque État une unité indépendante. En cela, il définit bien la situation internationale moderne, celle d’une pluralité d’États indépendants, telle qu’il n’y a pas de “ supérieur commun ” pour trancher les conflits.

Droit naturel

Carnéade est connu pour être venu à Rome prononcer deux discours sur la justice : l’un pour, l’autre contre. Il dénonçait en cela la prétention stoïcienne à parler d’une justice universelle, où il ne voyait que l’imposition forcée de la puissance romaine. Il est donc bien choisi pour venir, chez Grotius, soutenir que la justice n’est qu’une “ chimère ”, que chacun (individu ou puissance) ne cherche que son propre intérêt, ou son avantage particulier. À cette critique du stoïcisme, Grotius fait une réponse stoïcienne, en affirmant la sociabilité, qui est le désir, propre à l’homme, “ de la société, c’est-à-dire une certaine inclination à vivre avec ses semblables ”. De cette inclination, enracinée dans la nature humaine, on peut tirer des règles, car elle pousse les hommes à vivre ensemble “ non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières le lui suggèrent ” (DGP, Prol., § 17). Grotius fait de la sociabilité “ la source du droit naturel ” et en énonce les premières règles : respecter le bien d’autrui, tenir ses engagements, réparer le dommage causé. La sociabilité, ainsi rétablie en réponse à Carnéade, l’est sur une base minimale. Elle se résume en deux principes : le soin de la conservation de l’existence, et l’interdiction de nuire de façon délibérée. Ses règles ne commandent pas le bien, mais se bornent à interdire le tort, et le raisonnement ne suppose rien de plus que ce qu’admettent même les sceptiques : le rôle central de la conservation de l’existence. Les règles du droit naturel, universelles et nécessaires, sont l’invariant des sociétés humaines, et sont donc compatibles avec la variété des élaborations particulières.

Si aucune société ne peut subsister sans ces règles, Dieu n’a pas pu vouloir créer une société où elles ne seraient pas à l’œuvre. Le célèbre argument par lequel Grotius affirme que “ tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque manière, quand même on nous accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu’il n’y a point de Dieu, ou que Dieu se désintéresserait des affaires humaines comme prétendent les Épicuriens ”(“ etiamsi daremus non esse Deum ”, DGP, Prol., § XI) n’est pas, comme on l’a longtemps dit, un argument laïque, voire “ impie ”. Il ne suppose pas que l’on adopte les hypothèses avancées, mais montre la cohérence et la consistance du droit naturel, hors de tout fondement théologique. Grotius fortifie l’assise rationnelle du droit naturel en le séparant d’un contenu théologique exposé au doute sceptique.

Reprenant à Aristote sa distinction entre droit naturel et droit volontaire, Grotius l’applique à celle du droit naturel et du droit divin volontaire, ou positif. Est de droit naturel ce qui procède de la nécessité de la nature humaine, alors qu’est de droit divin positif ce qui résulte d’un commandement de Dieu qui confère aux actions, autrement indifférentes, leur caractère obligatoire ou interdit. Les théologies-volontaristes (comme celle de Calvin) ignorent cette distinction, réduisant le droit naturel au Décalogue. Les théologiens-juristes, comme Suárez, attribuent souvent au droit naturel ce qui relève du droit divin positif, historique et particulier : “ Il faut prendre garde, objecte Grotius, de ne pas mettre légèrement au nom des choses condamnées par la nature, celles qu’on n’est pas bien assuré y être contraires et qui sont plutôt défendues par quelque loi divine positive ”, comme l’adultère, l’inceste, ou l’usure (DGP, II, XX, § XLII).

Grotius, autant que les sceptiques, rejette le dogmatisme théologique, mais, alors que le scepticisme résout son rapport à la religion par le fidéisme, Grotius ouvre un espace de rationalité dégagé de sa soumission au dogmatisme. Il peut ainsi poser un ensemble de règles, qui inclut celles d’une religion naturelle, car on peut savoir, par la seule raison, que Dieu existe, et qu’il faut lui rendre un culte. Le droit naturel, qui se prouve a priori “ en démontrant la convenance ou la disconvenance nécessaire d’une chose avec une nature raisonnable et sociable ” de l’homme (DGP, I, I, § X, 1), comprend, outre ce qui découle nécessairement de la nature humaine, ce qui n’y est pas contraire, et même ce qui résulte de situations créées par l’homme, c’est-à-dire ce qui touche à la propriété (DGP, I, I, § X, no 3, 4).

On a fait ressortir le caractère individualiste, ou subjectif, d’une telle conception. Grotius définit le droit comme faculté ou pouvoir de la personne sur elle-même, sur les choses, ou sur d’autres personnes (DGP, I, I, § V). Les conséquences d’une telle conception sont particulièrement nettes dans la justification de la propriété rapportée aux seules nécessités de la conservation de l’existence, ce qui semble ouvrir à une appropriation illimitée de la nature. On remarquera cependant que Grotius ne cesse d’opposer la multiplicité des usages à leur appropriation exclusive : le Mare liberum montre qu’il est des espaces, comme la mer, qui ne peuvent être appropriés privativement (ils se définissent plus comme res nullius que comme bien commun). Le DGP ajoute que, lorsqu’il y a appropriation exclusive, celle-ci ne peut épuiser la multiplicité des usages, comme en témoigne la reconnaissance d’un droit de passage sur des terres appropriées. Il reste enfin toujours un droit de nécessité, par lequel l’homme en situation de détresse doit pouvoir accéder à tout ce dont il a besoin.

L’individualisme de Grotius n’est pas celui de Hobbes. Il définit le droit individuel comme une faculté morale, non comme une liberté illimitée. On ne trouve chez lui ni la théorie de l’état de nature, ni la théorie de contrat social, qui permettent à Hobbes, après qu’il ait décomposé la société en ses atomes élémentaires, d’en construire l’unité : il utilise à cette fin la méthode galiléenne, résolutive-compositive. Ce n’est pas celle de Grotius. Humaniste, il cherche dans tous les écrits que la culture accumule la confirmation a posteriori qu’apporte la tradition à la connaissance a priori des qualités morales. Aussi n’atteint-il pas la systématicité que recherchent Hobbes et Pufendorf. Il ne s’agit pas pour lui d’engendrer la souveraineté à partir des principes du droit naturel, mais de déterminer, en appliquant les règles générales du droit naturel, quelles peuvent être les relations morales entre des entités préexistantes.

Guerre et paix

La délimitation du droit naturel et du droit divin positif dégage un “ droit commun à tous les peuples ”, universellement valable, en temps de guerre comme en temps de paix, indépendamment de la religion, et sans privilège de la foi : la légitimation des traités avec les non-chrétiens élargit en temps de paix la communauté des nations (DGP, II, XV, § VIII). Cette communauté a pour religion commune la religion naturelle, et la détermination des limites de la guerre juste en suppose l’élucidation. Le DGP reprend le credo minimum exposé par Grotius dans ses écrits théologiques (DGP, II, XX, § LVI), qui fait du respect de Dieu une obligation naturelle, sans spécification particulière. Il autorise donc la répression de l’athéisme comme impiété. Mais il exclut tout motif de guerre qui se tirerait du seul droit divin positif, condamnant ainsi les guerres de religion entreprises pour punir des hérétiques, ou pour convertir des non-chrétiens, idolâtres, ou sauvages. C’est nier toute autorité politique aux Églises et empêcher l’imposition des normes du droit divin positif, dont l’Église est (interprète, au droit naturel dont relève l’État : pour la paix civile, les Églises et leurs pasteurs sont soumis au pouvoir politique, pour la paix entre les nations, toute prétention à intervenir dans les conflits est refusée aux Églises : “ Les Évêques, considérés comme tels, n’ont aucun droit d’exercer sur les hommes une domination humaine ” (DGP, II, XXII, § XIV, no 4).

La légitimation de la guerre par le principe de conservation et la juste défense de soi-même exclut les guerres de conquête. Parmi ces conquérants illégitimes, “ brigands ” qui déguisent leurs motifs injustes en chimériques “ raisons justificatives ”, Grotius prend tout particulièrement l’exemple de la république romaine : sur ce point, il est d’accord avec Carnéade. C’est que Rome a prétention à un empire universel, que Grotius rejette catégoriquement jusque dans ses prolongements modernes, qu’ils soient religieux (catholicisme), ou civils (la Monarchie universelle de Dante et les prétentions du Saint-Empire). La situation dans laquelle il se place est toujours pluraliste. Lorsque, dans le De jure prædæ, il argumente en faveur du droit des navires de la Compagnie hollandaise des Indes orientales à se saisir des bateaux portugais, on peut dire qu’il défend l’impérialisme commercial hollandais. Mais, écrivant à la fois pour le public hollandais et pour les Espagnols, il se met dans une situation de pluralité argumentative, celle-là même qui caractérise tous les rapports internationaux : comment trancher un différend entre ceux “ qui n’ont point de juge commun ”.

Une telle situation est assez proche de ce que Hobbes présente sous le nom d’état de guerre : chaque État y est juge de sa propre cause, c’est-à-dire des conditions de la conservation de son existence. S’il y a une “ droite raison ” s’imposant aux adversaires, elle est laissée à l’appréciation de chacune des parties avec les risques d’erreurs que cela comporte. D’une telle analyse, Hobbes tire qu’elle autorise à anticiper l’attaque. Grotius fait la même constatation – l’absence de sécurité –, mais inverse la conséquence : “ Mais que l’on ait droit d’attaquer quelqu’un par cette seule raison qu’il est en état de nous faire lui-même du mal, c’est une chose contraire à toutes les règles de l’équité. Telle est la constitution de la vie humaine, qu’on ne s’y trouve jamais dans une sûreté parfaite. Ce n’est pas dans les voies de la force, mais dans la protection de la Providence, que l’on doit chercher des ressources contre une crainte incertaine ” (DGP, II, I, § XVII). La confiance que manifeste Grotius dans la possibilité d’un règlement non belliqueux des différends le conduit à affirmer l’existence, en plus du droit naturel, d’un droit des gens volontaire, “ ouvrage du temps et de l’usage ” : tous ses successeurs en nieront l’existence. Cela tient à ce que l’international ne se limite pas pour lui à la logique politique de la guerre, mais qu’il la dépasse vers une dynamique de la paix, celle d’une communauté éthique et religieuse.

Grotius critique Tacite, qui dit “ préférer la guerre à une misérable paix ” , inversant en cela le rapport qu’établit le républicanisme classique entre la liberté et la vie : “ La vie qui est le fondement de tous les biens temporels, et nous fournit l’occasion de travailler à acquérir les biens éternels, vaut mieux que la liberté, soit que vous considériez l’une et l’autre dans une seule personne, ou dans un corps de peuple ” (DGP, II, XXIV, VI, no 3). C’est dans une telle perspective qu’il faut aborder la question de l’esclavage qui, individuel ou collectif, est toujours, chez Grotius, lié à la vie, et dont l’acceptation est toujours rapportée à la possibilité d’un choix entre une pluralité de genres de vie. Si, comme l’affirme l’humanisme civique, il n’est de vie bonne que dans la cité et pour le citoyen, alors la liberté est préférable à la vie, et il faut accepter de mourir pour sa patrie. Si la religion est voie d’accès au bien suprême et qu’elle est distincte de la politique, on peut se faire esclave, non par crainte de la mort, mais par souci du bien.

L’homme, selon Grotius, est né pour la société. Il ne le comprend pas à la façon d’Aristote, c’est-à-dire pour vivre en cité, mais suivant les Stoïciens, pour la société générale de l’humanité. Passer du localisme aristotélicien à l’universalisme stoïcien, c’est changer de finalité, passer du politique au religieux, ou plus exactement se donner les moyens d’accorder l’éthique naturelle et la religion chrétienne. Car “ il n’y a rien dans la religion chrétienne [...] qui nuise à la société humaine, ou plutôt il n’y a rien qui ne tende à l’avantage commun des hommes ” (II, XX, § XLIX), encore faut-il qu’elle soit exempte “ du mélange des erreurs qu’on peut y ajouter ” (ibid.). Le droit naturel, et non les particularismes d’Église, est la forme de communauté qui répond à l’exigence universaliste du christianisme : il s’adresse à l’humanité tout entière, non à une collectivité restreinte, ses règles n’obligent qu’à ce qu’il est possible de faire, elles ne sont pas réservées à une minorité de sages ou de saints. L’éthique de Grotius est destinée à des laïcs, au sens que l’on donne à ce terme au xviies. : les membres d’une communauté religieuse, qui ne sont ni clercs, ni ministres de la foi.

La préoccupation constante de Grotius semble avoir été les rapports de la religion et de la politique. Il a trouvé dans la rationalité du droit naturel les conditions de possibilité de leur accord. Au fanatisme de l’appel populaire à Dieu, il oppose l’indépendance politique de la souveraineté. En séparant le droit naturel du droit divin positif, il empêche la dictature de l’Église sur l’État. Mais, s’il évite ainsi le pire, c’est-à-dire la subordination du politique au religieux, ce n’est pas pour affirmer qu’il n’est rien au-delà du politique. Il rejette l’humanisme civique, et ne capitule pas devant l’absolutisme. Il n’est pas de puissance supérieure aux États, mais on peut, à leur abri, participer à une communauté humaine universelle ou pratiquer ses devoirs religieux.

 

Catherine Larrère

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