Gottfried Wilhem Leibniz : Livres et Livres Numériques (Ebook) - Bibliographie | PUF  

Gottfried Wilhem Leibniz

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Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, 4e édition revue et augmentée, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2004.

LEIBNIZ Gottfried Wilhelm, 1646-1716

Dans un article stimulant (“ Kant and Natural Law Ethics ”, Ethics, oct. 1993, p. 53-74), J.-B. Schneewind décrit, entre autres, deux familles de penseurs au sein de la philosophie morale moderne. La première, celle des métaphysiciens (J.-B. Schneewind évoque Malebranche, Leibniz, Spinoza ou Wolff) propose des doctrines perfectionnistes, pour lesquelles la morale est orientée vers le bonheur, la béatitude, la sagesse. La seconde, représentée principalement par l’École du droit naturel moderne, envisage plutôt et d’une manière prékantienne, la morale comme doctrine du devoir (Sève, 1989, p. 219-231). S’ensuivent différentes oppositions (évidemment plus ou moins modulées selon les auteurs) entre des styles d’argumentation (déductif/dogmatique vs inductif/empiriste) ; des définitions de l’obligation morale (lien d’une action et d’un motif vs respect de la loi) et de la sanction (intrinsèque vs extrinsèque) ; des conceptions du droit (lié à la justice intérieure vs organisant des rapports extérieurs) et du conflit (issu de l’ignorance vs connaturel à la vie sociale), etc. Même si cette summa divisio peut être approfondie ou complexifiée, elle offre une bonne compréhension de la position leibnizienne à l’intérieur de l’évolution des doctrines morales. En effet, Leibniz, qui, sur le plan métaphysique, peut apparaître comme le représentant d’un platonisme renouvelé (Sève, Leibniz. Le droit de la raison (LDR), p. 510), présente également, du point de vue de l’éthique (et de la philosophie politique), une inspiration antiquisante où l’idée du sage, plus que celle de la loi, organise la réflexion sur les conduites, et où la liberté est davantage développement de l’être vers son bien, qu’indépendance à l’égard des déterminations naturelles (cf. sur ces questions J.-P. Schneider, Le Concept de la liberté chez Proclus, Neuchâtel, 1996).

Le Bien

Le Bien se définit chez Leibniz à partir du plaisir présent ou futur, le bien moral étant lui-même réductible à un bien naturel ou physique (dans un sens large incluant les biens de l’esprit), à l’encontre du dualisme affirmé par l’École moderne du droit naturel : “ On divise le bien en honnête, agréable et utile, mais dans le fond je crois qu’il faut qu’il soit ou agréable lui-même, ou servant à quelque autre, qui nous puisse donner un sentiment agréable, c’est-à-dire le bien est agréable ou utile, et l’honnête lui-même consiste dans un plaisir d’esprit ” (Nouv. Essais, II, 20, § 2), doctrine déjà exprimée dans les textes de jeunesse (LDR, p. 104 : “ L’honnêteté elle-même n’est rien d’autre que l’agrément (jucunditas) de l’âme ” ; cf. Descartes, à Élisabeth, 18 août 1645).

Le plaisir qui constitue donc la source du bonheur n’est pas cependant, comme non plus la douleur, ou plus largement encore la lumière ou la couleur, susceptible d’une définition nominale (Nouv. Essais, ibid., § 1 et 21, § 41), c’est-à-dire exprimant certains caractères de la chose ou énonçant des marques suffisantes pour la distinguer d’entre les autres. Il est cependant l’objet d’une définition causale, indiquant comment il se produit. Selon de multiples textes (Nouv. Essais, ibid. ; LDR, p. 126 ; à Nicaise ; 14 mai 1698 ; Text. inéd., p. 395, 579, etc.), le plaisir (voluptas) est ainsi “ sentiment de la perfection ” (sensus perfectionis) et la douleur de l’imperfection. Cette expression sous-entend néanmoins un caractère dynamique de la perfection comme perfectionnement, souligné dans d’autres passages : “ Le plaisir est un sentiment de perfection et pour ainsi dire un degré plus excellent de santé ” (Text. inéd., p. 639) ; “ Je définis donc le plaisir un sentiment de perfection. De sorte que la perfection se définira aussi symétriquement, l’augmentation de la puissance ” (Op. inéd., p. 517). Un brouillon des années 1677-1678 (Text. inéd., p. 603-604) aligne, dans cette perspective, toute une série de définitions qui précise la structure de l’hédonisme leibnizien :

« Est bien tout ce qui conduit au plaisir.

Est mal tout ce qui conduit à la douleur […].

Le plaisir est le sentiment d’une perfection croissante (sensum crescentis perfectionis).

La douleur est le sentiment d’une perfection diminuée […]

La joie (laetitia) est l’excès des plaisirs présents sur les douleurs.

La tristesse est l’excès des douleurs présentes sur les plaisirs.

D’où il suit qu’on peut à la fois sentir le plaisir et la douleur, mais non pas être à la fois joyeux et triste [cf. exemples in Nouv. Essais, II, 20, § 6 et 21, § 64].

Il est donc clair que la joie est le plaisir public ou universel de l’homme tout entier résultant de sa constitution complète […].

Le bonheur est une joie durable.

La misère est une tristesse durable. »

Cette gradation, plaisir, joie, bonheur (ou douleur, tristesse, misère), sert, comme on le verra, de base au calcul moral et au choix du meilleur. Envisagée ici dans son principe, on peut surtout observer que sa liaison avec la perfection ontologique de l’individu constitue une sorte de fonds commun du cartésianisme (cf., par ex., Descartes, à Élisabeth, 1er sept. 1645 ; Spinoza, Éthique, III, 2 ; Malebranche, Méditations chrétiennes, X, 4) que Leibniz infléchit toutefois à partir de sa propre conception de la substance. Ainsi, suivant la Monadologie (en particulier, §. 10-30), la monade (entéléchie, âme ou esprit) est essentiellement perceptive, en incluant dans ce terme “ les perceptions dont on ne s’aperçoit pas ” (§ 14, ou les perceptions sans aperception). En changement continuel, elle tend toujours vers des perceptions plus distinctes, ce progrès produisant le plaisir. Quant à “ l’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre ”, elle peut “ être appelée Appétition ” (§ 15), elle aussi souvent insensible. Il en découle que “ nous ne sommes jamais sans quelque action et mouvement, qui ne vient que de ce que la nature travaille toujours à se mettre mieux à son aise ” (Nouv. Essais, ibid., § 36).

Ainsi, de même que la joie, ou la tristesse, provenait de la balance des plaisirs et des douleurs, plaisir et douleur perçus sont eux-mêmes le résultat de petits plaisirs ou douleurs inaperçus, dont découle un plaisir ou une douleur notable, “ tout comme le sentiment de la chaleur ou de la lumière résulte de quantités de petits mouvements ” (Nouv. Essais, ibid., 20, § 6). Plus précisément encore, l’état de l’individu est toujours mixte, le sentiment d’un plaisir ne provenant que de la prévalence des plaisirs inaperçus sur les douleurs concomitantes : par exemple, le plaisir de manger accompagne l’inconfort de l’appétit, résultat lui-même de petites douleurs inaperceptibles, qui ne composent pas cependant une vraie douleur, notable, comme dans le cas de la faim (au sens fort) : “ [...] car autrement si cette perception des petites douleurs était trop distincte, on serait toujours misérable en attendant le bien, au lieu que cette continuelle victoire sur ces demi-douleurs, qu’on sent en suivant son désir et en satisfaisant en quelque façon à cet appétit ou à cette démangeaison, nous donne quantité de demi-plaisirs dont la continuation et l’amas (comme dans la continuation du mouvement d’un corps pesant qui descend et acquiert de l’impétuosité) deviennent enfin un plaisir entier et véritable ” (ibid.). Cette “ affinité du plaisir et de la douleur ” (ibid. avec renvoi au Phédon) signifie non seulement que tout plaisir (sauf en Dieu) se mêle de douleur, mais aussi qu’il n’y a pas d’état neutre (ni, comme on le verra, d’indifférence psychologique ou morale) entre plaisir ou douleur, car toute absence de perfection implique, non une douleur sentie, mais du moins une peine ou des “ éléments de douleur ” inaperçus comme tels mais dont la substance tend perpétuellement à se dégager. L’individu se trouve donc dans un état permanent d’inquiétude : “ L’inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes ; car quelque bien que l’on propose à l’homme, si l’absence de ce bien n’est suivie d’aucun déplaisir ni d’aucune douleur et que celui qui en est privé puisse être content et à son aise sans le posséder, il ne s’avise pas de le désirer et moins encore de faire des efforts pour en jouir ” (ibid.). Il s’ensuit également que le bonheur n’est pas un état achevé et homogène mais implique un progrès perpétuel, l’acquisition d’un bien étant plus sensible que sa possession : “ [...] l’amas de ces petits succès continuels de la nature qui se met de plus en plus à son aise [...] est déjà un plaisir considérable et vaut souvent mieux que la jouissance même du bien ; et bien loin qu’on doive regarder cette inquiétude comme une chose incompatible avec la félicité (souligné dans le texte), je trouve que l’inquiétude est essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne consiste jamais dans une parfaite possession, qui les rendrait insensibles et comme stupides, mais dans un progrès continuel et non interrompu à des plus grands biens [...] ” (Nouv. Essais, ibid., 21, § 36). Il faut néanmoins signaler que cette conception n’exclut pas pour autant que l’individu ne puisse atteindre un état où la joie l’emportera irréversiblement sur les douleurs (ou demi-douleurs) : le sage, ici-bas, les élus, au-delà (dans la béatitude), progressent perpétuellement en perfection : “ Il est vrai que la suprême félicité n’est jamais pleine (de quelque vision béatifique ou connaissance de Dieu qu’elle soit accompagnée) ; parce que Dieu étant infini, ne saurait être connu entièrement ” (Princ. Nat. Grâce, § 18 ; symétriquement “ les peines des damnés persistent parce qu’ils persistent dans leur malignité ”, Cause de Dieu, § 59).

En bref, on peut considérer que la conception leibnizienne du plaisir et du bonheur tente (à l’instar d’autres théories modernes) d’opérer un dépassement du dualisme antique des plaisirs purs et impurs, stables et en mouvement, accompagné dans son cas d’une intellectualisation au moins potentielle des plaisirs liés au corps, selon la formule, “ le sensible est de l’intelligible confus ”. Souvent discutée dans le domaine esthétique (sur la musique et les arts, plastiques, cf. par ex. Princ. Nat. Grâce, § 17), la thèse est presque contre-intuitive dans celui des plaisirs physiques, bien qu’on puisse considérer avec Leibniz que le gourmand tend à devenir cuisinier et ce dernier chimiste ou que le sybarite aurait matière à écrire une Histoire des plaisirs. Il est vrai que le caractère paradoxal de cette thèse reflète celui de l’affirmation de la non-substantialité du corps, la théorie reconnaissant voire expliquant l’opacité intuitive du continuisme sensible-intelligible et ne cherchant pas, au nom de la “ rigueur métaphysique ”, à modifier les manières ordinaires de parler (cf. Nouv. Essais, ibid., § 41).

La volonté et la liberté

La conception leibnizienne de la volonté reproduit pour ainsi dire les considérations précédentes. “ [...] dans le sens général, on peut dire que la volonté consiste dans l’inclination à faire quelque chose à proportion du bien qu’elle renferme ” (Théodicée, § 22). Il ne faut d’ailleurs pas affirmer que nous voulons un objet parce que nous le jugeons bon ou que nous trouvons bon ce vers quoi nous tendons, puisque la volonté n’est pas cause de la conception ni l’inverse, toutes deux étant concomitantes (Text. inéd., p. 282, commentant Spinoza, Éthique, III, 9, sc.). Des distinctions peuvent donc être opérées, en associant les deux ordres : on peut appeler appétition l’effort (ou propension, tendance, conatus) qui résulte d’une perception insensible, et volition ou volonté celle attachée à une aperception (Text. inéd., p. 287 : “ La volonté est un effort d’agir dont nous sommes conscients ”). Quant à l’effet, on peut également dissocier volition (ou volition moins entière, volonté simple, volonté antécédente, surtout dans un contexte théologique) et volonté (ou volition parfaite, volonté pleine, volonté conséquente), cette dernière correspondant à l’effort prévalant, d’où suit l’action.

Il en découle que la décision est la résultante de ces  multiples efforts ou volitions, et non pas d’une volonté supérieure. On ne peut en effet vouloir vouloir : “ Nous ne voulons point vouloir mais faire et avoir ; nous ne choisissons point les volontés par d’autres volontés car se serait par d’autres volontés, et cela à l’infini, mais nous choisissons les objets ” (Text. inéd., p. 482). Ainsi la volonté finale ou complète est-elle une volonté composée où “ le jugement de l’entendement pratique ” a sa part, parfois tout à fait prédominante, mais aussi toutes les autres inclinations, dont certaines sont imperceptibles. Il s’ensuit, contre les partisans de la liberté d’indifférence, comme les disciples de Molina ou Descartes, que la volonté pleine ou finale est déterminée par le jeu des appétitions ou volitions antérieures. Suspension de la décision, affirmation de sa liberté par le choix du parti contraire au meilleur, choix pur en situation d’équilibre, tous phénomènes semblant plaider en faveur d’une volonté souveraine, s’expliquent pour Leibniz par “ des causes, souvent imperceptibles, dont notre résolution dépend ” (Théodicée, § 51). Sur le plan moral, cette conception peut évidemment paraître nier la liberté (ou même la subjectivité si cette dernière implique une volonté autonome), bien que Leibniz considère, à l’inverse, qu’une liberté souveraine qui choisirait indépendamment des perceptions et tendances de l’individu supprimerait sa responsabilité. Sur le plan métaphysique, on se contentera de rappeler l’usage que fait ici Leibniz de sa distinction entre vérités nécessaires (dont le contraire implique contradiction) et contingentes : l’action voulue est contingente parce que, même déterminée par des circonstances extérieures et intérieures qui résultent de l’ordre du monde voulu “ librement ” par Dieu, elle ne revêt pas la même nécessité qu’un théorème de géométrie. Il va sans dire que tant le bien-fondé de cette distinction que son usage cohérent au sein du système ou que sa pertinence pour le problème de la liberté lui-même, ont été l’objet de discussions nombreuses. Notons simplement qu’envisager l’homme comme “ automate spirituel ” (Théodicée, § 52) peut sembler préluder à des formes postérieures d’antihumanisme mais également revenir à une inspiration antiquisante (et même néo-platonicienne de l’âme automotrice) où l’individu tend ou retourne vers le bien.

On comprendra ainsi facilement que Leibniz ne cherche pas à séparer radicalement amour de soi et amour d’autrui ou intérêt et vertu : “ L’amour-propre fait tous les vices et toutes les vertus morales selon qu’il est bien ou mal entendu [...] ” (Text. inéd., 575) ; “ On ne peut obliger personne sinon pour son bien ” (VI, 1, 466). Même Dieu n’agit que pour sa perfection et son plaisir (LDR, p. 126). Chaque comportement résulte du mouvement de l’individu vers le bien et les différences de conduite ne font que refléter des différences dans la compréhension de celui-ci, souvent trop immédiate ou étriquée (les criminels pourraient faire d’excellents soldats, Nouv. Essais, II, 28, § 10). Cette attitude est déclinée dans de nombreux textes avec les infléchissements appropriés aux spécificités de la position adverse : contre Pufendorf, qui recherche un motif d’obéissance à la loi morale indépendamment de l’intérêt de l’action qu’elle prescrit (Sève, 1994, p. 11-35), contre J. Esprit qui dénonce le vice caché derrière toutes les vertus humaines (ibid., p. 40-51), surtout contre les quiétistes ou semi-quiétistes (Molinos, Mme de Brinon, Fénelon) qui tentent de définir un amour pur de Dieu, indépendant de tout souci de soi-même. Leibniz répond ainsi à ces derniers qu’aimer étant prendre son plaisir à la félicité d’autrui, le bien d’autrui peut être voulu pour lui-même sans qu’on abandonne le souci de son bien propre (Œuvres, éd. Foucher de Careil, I, passim).

La rationalité morale

Comme indiqué ci-dessus, la substance est corrélativement perceptive et appétitive et, de ce point de vue, il n’y a pas plus d’autonomie de la raison qu’il n’y en avait de la volonté : la substance est un flux de “ pensées ” et de “ désirs ”, qui se succèdent dans un ordre déterminé mais non proprement contrôlé par les facultés (volonté ou raison) : “ Ce ne sont pas les facultés ou qualités qui agissent, mais les substances par les facultés ” (Nouv. Essais, II, 21, 6) ; “ Mais nous ne formons pas nos idées parce que nous le voulons ; elles se forment en nous, non pas en conséquence de notre volonté, mais suivant notre nature et celle des choses ” (Théodicée, § 403). Mais inversement, l’homme (et plus largement les esprits) se caractérise par la capacité de former “ des idées distinctes, avec le pouvoir de réflexion, et d’en tirer des vérités nécessaires ” (ibid., § 5), capacité qui ne constitue cependant qu’une part, certes toujours améliorable, de son activité psychologique puisqu’il conserve son lot de perceptions imperceptibles, comme celles des plantes, et, comme les animaux, reste “ empirique dans les trois quarts de ses actions ”, le comportement découlant des sensations et sentiments, selon les mécanismes de l’habitude (cf. Monadologie, § 19-28). Il s’ensuit que l’individu ne se guide pas toujours selon ses connaissances – toutes les connaissances ont une dimension morale, rien n’étant indifférent au bonheur –, et que la capacité morale de la raison est imparfaite. Ainsi, l’action suivant toujours des perceptions et appétitions prévalentes de l’instant, l’homme peut faire le mal, c’est-à-dire, en définitive, se nuire, non pas en voyant le bien, selon la formule fameuse d’Ovide, mais en le connaissant d’une manière purement verbale : “ La source du peu d’application aux vrais biens vient en bonne partie de ce que dans les matières et dans les occasions où les sens n’agissent guère, la plupart de nos pensées sont sourdes pour ainsi dire (je les appelle cogitationes caecas en latin), c’est-à-dire vides de perception et de sentiment [...]. On raisonne souvent en paroles, sans avoir presque l’objet même dans l’esprit [...]. Cependant, c’est ainsi que les hommes le plus souvent pensent à Dieu, à la vertu, à la félicité [...] ” (Nouv. Essais, ibid., § 31).

La capacité de la raison, qui vise au bonheur ou à la joie durable, à diriger l’individu, à triompher des passions et des inclinations vers les plaisirs immédiats, est seulement indirecte (Théodicée, § 64) et exige une formation, un apprentissage de la maîtrise de soi qui, historiquement, reprend une méthode classique (systématisée au moins depuis le moyen stoïcisme) de préparation : “ [...] on peut pourtant faire en sorte par avance qu’on juge ou veuille avec le temps ce qu’on souhaiterait de pouvoir vouloir ou juger aujourd’hui ” (Nouv. Essais, ibid., § 22). Concrètement, il s’agit de s’habituer à certaines pensées ou “ progressions de pensées ”(§ 12) qui s’enchaîneront pour éviter l’apparition d’autres, susciter des représentations contraires à celles que l’on veut combattre ou faire diversion à ces dernières (ibid., § 47), afin que dans l’action prévalent les impératifs du long terme sur la satisfaction immédiate (ce que font très bien d’ailleurs les ambitieux et les avares, ibid., § 37).

On pourrait discerner ici une contradiction dans la pensée leibnizienne : si la raison et la volonté ne sont pas des facultés souveraines, comment peut-on prendre sur soi de devenir moralement rationnel, comment peut-on “ sortir pour ainsi dire de la place où l’on est, et se dire : dic cur hic ? respice finem ? ” (ibid., § 47), afin de mettre en œuvre la tactique qui permettra de surmonter les passions ? Sans rentrer dans le détail de cette difficulté, on peut indiquer deux lignes de réponse, dans le cadre de la logique de la doctrine. D’abord, certains individus peuvent être dotés d’un “ tempérament ” (ibid., § 12) ou placés dans des circonstances où leur raison ne peut s’épanouir (Théodicée, § 105), la plupart n’étant pourtant ni dévolus au mal ni infaillibles dans le bien. En d’autres termes, la raison est parfois sans pouvoir et, la rationalité morale ayant ses degrés, la “ part obscure ” du sentiment garde toujours ses droits (même s’ils vont en diminuant). D’autre part, la stratégie d’éducation morale mise en œuvre par la raison ne résulte pas d’un sursaut ou d’une conversion, mais relève du mouvement normal ou non contrarié de la substance (cf. Monadologie, § 60) : la volonté tend au bien, l’homme poursuit son bonheur et aspire naturellement à utiliser sa raison pour atteindre son but. La doctrine morale (elle-même issue du désir d’être heureux en rendant les autres meilleurs) ne cherche pas à provoquer une transformation, mais un développement de la nature et de la raison, qui évidemment ne sera pas général. En conclusion, la doctrine de Leibniz échapperait à la contradiction interne parce qu’elle ne considère pas comme certains mais seulement comme possibles et présumables les progrès de la moralité (tant dans l’individu qu’à l’échelle de la société).

Supposée néanmoins la raison suffisamment influente, quelle fonction doit-elle jouer dans la décision concrète ? Comme il découle de l’hédonisme initial, de la définition du bien et de la composition du bonheur comme excès durable des plaisirs sur les peines, le rôle de la raison est de se livrer à une comptabilité, additionnant et soustrayant les plaisirs et les peines (cf. la métaphore des livres de comptes des marchands in Nouv. Essais, ibid., § 61), envisagés selon leur grandeur et pondérés en fonction de leurs probabilités respectives (comme il en sera de même pour le calcul de l’utilité publique). Mais la raison doit également établir “ des adresses, des méthodes, des lois particulières et des habitudes toutes formées ” (ibid.) pour conserver la ligne de conduite jugée optimale. C’est d’ailleurs ce double aspect de la rationalité morale qui permet d’éviter l’objection qui sera souvent adressée à certains utilitaristes : pour être heureux, il faut calculer toujours et très bien. Selon Leibniz, sauf particularité professionnelle (selon ses exemples, celle de l’homme d’État, du juge, du médecin ou du savant), la conduite de la vie ordinaire dispense des calculs complexes, car la conduite morale de l’existence repose sur de grandes orientations qui consistent à dépasser les avantages immédiats (Nouv. Essais, I, 2, 3) et qui, une fois transformées en habitudes, se maintiennent d’elles-mêmes.

En quoi celles-ci sont-elles cependant morales au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire, intéressant non seulement l’agent mais également les autres individus ? En négligeant certaines variétés d’exposition (sur ce point cf. Grua, 1956, p. 30-41 ; Robinet, 1994), la position leibnizienne se laisse exprimer ainsi : la sagesse, science de la félicité, montre que notre bonheur augmente avec celui d’autrui, en particulier si nous en sommes non seulement les témoins ou les bénéficiaires mais la cause : “ La sagesse qui est la connaissance de notre propre bien, nous porte à la justice, c’est-à-dire à un avancement raisonnable du bien d’autrui ” (Méditation sur la justice, LDR, p. 125 ; cf. Codex juris gentium diplomaticus, id., p. 162, qui définit, ainsi que de nombreux autres textes, la justice comme “ charité du sage ”). Pour Leibniz, qui se considère ici héritier de Platon ou d’Aristote, le bonheur implique la considération de l’intérêt des autres, non pas seulement, comme le croient pour lui Hobbes ou Pufendorf, d’un point de vue externe, afin d’éviter des rétorsions ou d’obtenir des contreparties, mais d’un point de vue interne, parce qu’il n’y a pas de plus grand intérêt particulier, de plus grande réalisation de ses capacités, que d’être la source du bien à l’extérieur de soi-même. Celui qui agit (ou mieux peut-être construit) comprend le réel, donc augmente la distinction de ses perceptions et son bonheur. Ou à l’inverse, celui qui comprend le réel veut l’améliorer. L’homme bon est ainsi : “ dans un perpétuel effort de changer quelque chose, ou d’innover évidemment pour le mieux [...] ” (LDR, p. 89 ; sur la racine métaphysique de cette conception, cf. Monadologie, § 49-52).

Ainsi, contrairement à l’inspiration moderne, ou protestante, qui, séparant bonheur et moralité, fait du premier une affaire subjective, Leibniz conserve l’idée d’une hiérarchie des types de vie : la meilleure est celle du savant qui augmente les connaissances scientifiques et techniques de l’humanité ; puis viennent l’homme d’État qui assure la sécurité et la prospérité d’un pays, les entrepreneurs qui, en développant banques, manufactures et commerce, accomplissent “ les justes aumônes, solides, surtout continuelles, qui croissent sans fin, se multiplient par elles-mêmes et peuvent être utiles à bien des milliers d’hommes ” (Œuvres, éd. Foucher de Careil, VII, 58-59), enfin tous ceux qui, plus anonymement, améliorent leur petit “ département ” (Monadologie, § 83).

Leibniz propose donc une réinterprétation philosophique de la charité chrétienne, mystérieuse dans son origine, la grâce, voire dans son accomplissement (le prochain aimé pour lui-même indépendamment de ses qualités). La justice “ charité du sage ” repose sur un exercice de la raison, véritable grâce ordinaire de Dieu, et, dépassant le soin de l’immédiat, se situe dans la perspective du long terme et du progrès calculé.

Néanmoins, si, en droit, l’intérêt et la vertu coïncident (“ personne ne peut être obligé sinon en ce qui concerne son bien ”, LDR, p. 17), en fait, cette coïncidence n’est toujours sensible qu’au petit nombre des sages qui trouvent leur bonheur dans leur devoir (ou vice versa, cf. ibid., p. 209). En pratique, peu d’hommes triomphent de certaines tentations. Aussi la moralité du plus grand nombre requiert-elle la croyance en une vie future où les perfections acquises ici-bas porteront leurs fru

Bibliographie de Gottfried Wilhem Leibniz

Principes de la nature et de la grâce fondés en raison. Principes de la philosophie ou monadologie

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André Robinet