Georges Duby

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Cet article provient du Dictionnaire des sciences humaines, sous la dir. de Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2006. DUBY Georges, 1921-1996 Georges Duby , l’un des historiens les plus féconds du xxe siècle, membre de l’Académie française (1986) et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1974), a reçu de nombreuses distinctions scientifiques en France et à l’étranger. Sa contribution au renouveau de l’historiographie française demeure essentielle. Il s’était imposé dès sa thèse (1952) au premier rang des médiévistes. Son apport essentiel réside dans la combinaison fertile et toujours prudente d’un marxisme affranchi de toute orthodoxie, des enseignements de l’École dite des Annales, d’une conception proche de l’anthropologie historique chère à Jacques Le Goff et à Aaron J. Gourevitch (il a lu attentivement Claude Levi-Strauss, Karl Polanyi, Maurice Godelier et Claude Meillassoux), de la philosophie dumézilienne et d’un compagnonnage nourri avec Michel Foucault et Pierre Bourdieu. G. Duby poursuit tout au long de son œuvre la quête, sinon la démonstration d’une histoire totale, ambition qu’on découvre exprimée clairement dans ses Dialogues avec le philosophe Guy Lardreau (1980) et avec l’historien et homme politique Bronislaw Geremek (Passions communes, 1992) ainsi que dans L’Histoire continue ([1991] 2001) : de l’observation d’un terroir (le Mâconnais), d’un événement (Bouvines), d’un homme (Bernard de Clairvaux, Guillaume le Maréchal), l’historien donne vie à une société, qu’il résume en une forme bientôt métamorphosée en une structure complexe articulant tous les rapports économiques, sociaux, politiques. Sa formation à la géographie et son intérêt pour l’anthropologie lui ont procuré les outils d’une conceptualisation efficace : les mouvements en profondeur sont décrits avec les concepts de la géomorphologie et de la tectonique et la notion de structure est confrontée au temps et réévaluée grâce à une réflexion sur le mouvement lent, l’inflexion. Lorsque, dans les années 1960-1970, il oriente délibérément son travail vers les systèmes de valeurs, il parle d’abord de mentalités, concept d’origine durkheimienne (encore attesté dans les travaux des années 1965-1970 et considéré ensuite avec méfiance), puis le concept d’imaginaire prend le devant et fait émerger celui du “ religieux ”. Les œuvres de Duby révèlent un incessant désir de déplacer le regard et les concepts : l’insatisfaction vis-à-vis de l’histoire institutionnelle, politique et économique telle qu’on la pratiquait avant la seconde guerre mondiale l’a conduit dès la fin des années 1940 à choisir la “ seigneurie ” pour champ d’observation. Les avatars successifs de la seigneurie (rurale, banale, châtelaine) deviennent les nœuds de la résistance aux effondrements des institutions politiques, avant de servir de marche-pied aux princes les mieux avisés. C’est dans la seigneurie que Duby situe l’exercice réel du pouvoir, dans un espace fluide. En quête d’instruments pour décrire les ressorts profonds du pouvoir, il ouvre le discours historique aux forces de l’imaginaire, politique, économique et social, il emprunte ainsi aux vocabulaires de la tradition religieuse, philosophique et anthropologique plusieurs idées fortes, comme celles de la relation, binaire (chair-esprit, visible-invisible), ternaire (la Trinité, les trois ordres des prêtres, des guerriers et des paysans), voire quaternaire, et celle de la réciprocité (Mauss, K. Polanyi). La chronologie des œuvres principales de G. Duby illustre parfaitement le cheminement de la cave au grenier, des mouvements de fond aux constructions idéologiques et aux plus hautes créations de l’esprit : après la thèse (La société en Mâconnais aux xie-xiie siècles) qui rénovait le genre de la monographie régionale, très apprécié des historiens français jusque dans les années 1980, se succèdent de puissantes synthèses sur l’Économie rurale et la vie des campagnes en Occident ([1962] 1999), Guerriers et paysans ([1973] 2003), Le Temps des cathédrales (1976, reprise d’écrits datant des années 1963-1965) jusqu’à Art et société ([1995] 1997) et aux Dames du xiie siècle ([1993-1996] 1999). Entre-temps, G. Duby a aussi bouleversé les formules de la biographie (Guillaume le Maréchal, 1984) et de l’histoire événementielle (Le Dimanche de Bouvines [1973] 2005), en récusant la focalisation sur l’individu et sur l’événement : ceux-ci, à ses yeux, ne sauraient constituer de véritables objets pour l’historien (un propos que J. Le Goff a nuancé dans son Saint Louis, 1996). Ainsi engendre-t-il l’effet d’une histoire globale ; en rappelant les failles de l’objectivité, tant chez l’historien que chez ses informateurs et jusque dans ses sources les plus matérielles, il illustre les filtres et le brouillage de la condition historique. La question de la vérité s’estompe et fait place à la revendication littéraire d’un discours subjectif dont seul le consensus de la communauté scientifique fixe les limites. Ayant bousculé les assurances traditionnelles des médiévistes français dès ses premiers travaux, G. Duby inspire tous les historiens des années 1970-1995. Son influence déborde alors de loin le cercle des spécialistes : le ton qu’il choisit, une écriture ciselée et limpide incitent les éditeurs à ranimer les genres historiques. Il n’a pourtant pas créé d’école, mais le séminaire qu’il tient au Collège de France jusqu’en 1991 rassemble de nombreux disciples. L’art de G. Duby tient dans la flexibilité d’une pensée qui, pour être fortement structurée, convainct ses lecteurs de ne jamais s’y enraciner. Le succès persistant d’une œuvre très diffusée, traduite en de nombreuses langues, réunit peut-être Michelet et Duby au panthéon des historiens dont la magie ne s’efface pas et résiste aux réévaluations. l L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiévale (1962), Paris, Flammarion “ Champs ”, 1999. — Le Dimanche de Bouvines (1973), Paris, Gallimard, 2005. — Guerriers et paysans (1973), Paris, Gallimard “ Tel ”, 2003. — Féodalité, Paris, Gallimard “ Quarto ”, 1996. — Le Temps des cathédrales. L’art et la société, 980-1420 (1976), Paris, Gallimard “ Quarto ”, 2002. — Dialogues avec Guy Lardreau, Paris, Flammarion, 1980. — L’histoire continue (1991), Paris, Odile Jacob, 2001. — Duby G., Geremek B. & Sainteny P., Passions communes, Paris, Seuil, 1992. — Duby G., Dames du xiie siècle (1993-1996), Paris, Gallimard “ Folio ”, 1999. — Art et société au Moyen Âge (1995), Paris, Seuil “ Points ”, 1997. — Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flammarion, 2002. u De La Roncière C.-M. & Attard-Maraninchi M.-F. (dir.), Georges Duby : l’art et l’image, une anthologie, Marseille, Parenthèses, 2000. — Poirrier P., Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil “ Points ”, 2004. Guy Lobrichon