Georges Canguilhem : Livres et Livres Numériques (Ebook) - Bibliographie | PUF  

Georges Canguilhem

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Georges Canguilhem

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Par Dominique Lecourt

          

 Professeur de philosophie à l’Université Paris VII – Denis-Diderot, où il dirige le Centre Georges Canguilhem 

 

 

Dès les premières pages de sa thèse de médecine sur Le normal et le pathologique, en 1943, l’unité de l’œuvre de Georges Canguilhem (1904-1995) s'affirme, dont le style propre se rassemble autour de deux propositions : pour la réflexion philosophique, écrit-il, « toute matière étrangère est bonne » ; l'exigence propre à la pensée philosophique consiste à « rouvrir les problèmes plutôt que de les clore ». Pour Canguilhem, on ne peut philosopher que sur quelque chose, mais ce peut être sur l'usage du stéthoscope, sur l'attelage des chevaux au Moyen Âge ou encore sur une page de Flaubert aussi bien que sur un passage du Discours de la méthode. Il a ainsi ouvert à la réflexion philosophique en France des pistes qui n'y étaient guère fréquentées il y a un demi-siècle, à un moment où le devant de la scène se trouvait occupée par l'existentialisme, la phénoménologie, le marxisme et le spiritualisme. Il a exhumé des textes appartenant à l'histoire de la médecine, de la biologie, des sciences et des techniques, dans l'examen desquels se sont engagés des chercheurs d'un type inédit qui ont depuis fait leurs preuves.

 

Sans jamais se croire nulle part chez elle, dira-t-il plus tard en substance, la philosophie a le devoir de se montrer partout indiscrète. Que révèlera-t-elle ? Elle montrera que les problèmes résolus ne peuvent être déclarés « clos » sans risque de perdre le sens de la solution qui leur a été apportée, comme le sens de la question qui les a ouverts. Elle fera apparaître que bien des forces conspirent à cette perte de sens, contre lesquelles il faut inlassablement appeler à la vigilance et à l'effort. De cette vigilance, Canguilhem n'a jamais cru pouvoir trouver les ressorts - pas plus que les instruments de cet effort - dans les théories philosophiques de la connaissance existantes ou dans leurs avatars épistémologiques contemporains : car, note-t-il, « c'est l’un des traits de toute philosophie préoccupée du problème de la connaissance que l'attention qu'on y donne aux opérations du connaître entraîne la distraction à l'égard du sens du connaître ».

Il se tourne vers la pratique médicale et vers les sciences du vivant. La première impose à sa réflexion un réexamen des notions de « norme », de « normalité » et de « normativité ». À contre-courant du positivisme dominant qui célèbre la médecine moderne comme une science, il établit que le normal est toujours second par rapport à l'écart ; il montre que toute conception objectiviste de la norme comme moyenne statistiquement établie repose sur une confusion qui risque de faire perdre, à des fins conformistes, le sens même de l'établissement des normes ; il rappelle que la thérapeutique ne saurait se présenter comme simple application d'un savoir physiologique préalablement donné. La médecine reste un art « au carrefour de plusieurs sciences » et qu’elle suppose toujours en définitive à son principe l'appel de l'individu qui se déclare malade par un jugement comparatif porté sur son histoire propre.

 

N'y a-t-il pas moyen de déterminer le sens du connaître à partir des valeurs de la vie dont l'homme savant se trouve comme chacun tributaire ? « La science, écrivit-il contre Bergson, ne tient son sens que d'être une entreprise aventureuse de la vie », laquelle pour atteindre ses fins propres de conservation et d'expansion crée ces formes signifiantes que sont les concepts. Mais l'individu humain est un vivant particulier. Sa normativité s'affirme comme une capacité, sans commune mesure parmi les autres vivants, à créer de nouvelles normes, lesquelles s'instituent dans un rapport de forces qui le traverse lui-même. Ne faut-il pas en conséquence définir la santé à la façon de Nietzsche comme risque affirmé et assumé par l'individu de franchir ses limites pour s'ouvrir de nouveaux horizons ? Michel Foucault entendra la leçon et s'engagera, dans le sillage de Canguilhem, dans une investigation documentée sur les rapports d'intrication entre savoirs et pouvoirs.

 

À l'occasion d'un colloque organisé en son honneur au mois de décembre 1990, Georges Canguilhem, de sa retraite attentive, avait adressé aux organisateurs un bref message où il écrivait : « Il ne m'est pas possible, à mon âge, de faire autrement que j'ai toujours fait, c'est-à-dire considérer ce qu'on appelle mon œuvre comme autre chose que la trace de mon métier. » De fait, mises à part ses deux thèses, les écrits qu'il a publiés se présentent tous comme des interventions liées à l'exercice de son métier de professeur de philosophie.

 

Si la tâche de la philosophie consiste à s'interroger sur le sens du connaître, le lieu le plus approprié de son exercice n'est-il point en effet l'institution où l'on produit et transmet des connaissances : l'institution scolaire et universitaire ? Et ladite institution ne représente-t-elle pas cet espace où l'on peut, malgré tout, toujours rouvrir les problèmes contre les pouvoirs qui s'empressent de les clore une fois qu'ils sont résolus ? Dans l'existence d'un enseignement de la philosophie, pour peu qu'il soit aussi rigoureux que courageux, Canguilhem, en pleine cohérence avec sa philosophie, voyait le gage de ce qu'il appelait une certaine « allure de liberté » maintenue pour la pensée inventive sous toutes ses formes.

 

C'est ainsi qu'il paya de sa personne pendant tant d'années en faveur de cet enseignement comme inspecteur général puis comme président du jury d'agrégation, mais aussi dans les émissions qu'il enregistra pour la télévision scolaire et comme responsable de la première grande enquête réalisée par l'Unesco en 1953 sur l'enseignement de la philosophie dans le monde. Ceux qui l'ont connu dans ces diverses fonctions ont appris, quelquefois à leurs dépens, le sens concret qu'il assignait à l'exigence philosophique.

 

Cette exigence répondait au sentiment toujours plus vif qu'il avait acquis de ce que notre monde avait à résister afin de préserver, contre des forces toujours plus insidieuses de normalisation, cette liberté de penser et d'agir pour laquelle il avait su prendre tous les risques en sa jeunesse. De là ce paradoxe d'un philosophe dont l'engagement philosophique se fit expressément en faveur de la « réserve ». Mais « la réserve philosophique n'est ni cache ni sanctuaire, elle est garde du ressort. Une suspension d'acquiescement, d'adhésion, d'adhérence, n'est ni repli ni abstention ». Qui dit « réserve » dit donc aussi capacité préservée d'en sortir, au besoin pour faire une sortie bien ciblée. Du philosophe et logicien Jean Cavaillès, son camarade fusillé par les Allemands en 1944, il lui est arrivé d'écrire superbement : « Cavaillès a été résistant par logique. La déduction est aisée. Et pour qui l'a connu, elle n'est pas qu'imaginaire. Le nazisme était inacceptable dans la mesure où il était la négation, sauvage plutôt que savante, de l'universalité, dans la mesure où il recherchait la fin de la philosophie rationnelle. La lutte contre l'inacceptable était donc inéluctable ».

 

 

Bibliographie succincte

 

Dominique Lecourt, Pour une critique de l’épistémologie (1972), 5e éd., Maspero, « Théorie », Paris, 1980.

 

Dominique Lecourt (dir.), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences (1999), 4e éd. augmentée, PUF, « Quadrige », Paris, 2006.

 

Dominique Lecourt, La philosophie des sciences (2001), 3e éd., PUF, « Que sais je ? », 2006.

 

Dominique Lecourt, Humain, post-humain. La technique et la vie, PUF, « Science, histoire et société », Paris, 2003.

 

Dominique Lecourt (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale (2004), rééd. PUF, Quadrige, Paris, 2004.

 

         Centre Georges Canguilhem (Paris VII) : http://www.centrecanguilhem.net/

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