Emmanuel Levinas

Emmanuel Levinas a contribué à faire connaître en France les philosophies de Husserl et de Heidegger. Il est l’auteur d’une œuvre considérable, qui en fait l’un des plus grands philosophes du XXe siècle.
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Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 2, sous la dir. de Monique Canto-Sperber. LEVINAS Emmanuel, 1905-1995 La pensée d’Emmanuel Levinas procède de deux sources distinctes : la phénoménologie d’une part, la Bible et les textes de la tradition juive d’autre part. Né en Lithuanie, Levinas a étudié la philosophie en France, puis à Fribourg, en Allemagne, où il a suivi, en 1927 et 1928, les cours de Husserl et de Heidegger. Son premier livre, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930) marque l’introduction de la phénoménologie en France. Parue en 1936, l’étude De l’évasion représente, deux ans avant le fameux roman de Sartre, un essai de description phénoménologique de la nausée, comme révolte du sujet contre son engluement dans la pure facticité de l’être-là. La Deuxième Guerre mondiale, que Levinas vécut dans un camp de prisonniers de guerre français en Allemagne, et la découverte des horreurs nazies, vont peu à peu incliner sa pensée dans une direction nouvelle, celle de la prééminence absolue de l’éthique. En 1947 paraît De l’existence à l’existant, où Levinas – à travers l’analyse d’états limite du psychisme, comme la fatigue, la paresse ou l’insomnie – décrit la condition du sujet humain prisonnier de la présence obsédante de l’être dans son envahissement omniprésent, et que Levinas dénomme “ il y a ”. Mais c’est à partir de Totalité et Infini (1961) que la pensée de Levinas commence à se déployer dans toute son ampleur. Le livre commence par une méditation sur la guerre, conçue comme l’état normal d’une humanité vivant dans la mobilisation permanente des consciences s’affrontant dans une lutte incessante pour la survie. En ce sens la guerre dévoilerait la vérité même de l’Être. Reprenant les analyses de Hegel, Levinas se demande alors si la réalité de la guerre n’est pas destinée à avoir nécessairement le dernier mot par rapport aux exigences de la morale individuelle. Ce qui met en cause la priorité de la morale, ce n’est pas le conflit qui, en l’homme, opposerait les forces du mal aux forces du bien, mais le fait que l’homme soit une partie d’une réalité qui l’englobe – celle de la société, de la politique, de l’histoire –, et par rapport à laquelle sa liberté de sujet apparaît comme une simple illusion. Bien plus, si – comme toute la philosophie occidentale n’a cessé de l’affirmer – la vérité se trouve dans la Totalité, et non dans les parties qui la constituent, le sujet individuel est condamné à s’incliner devant la nécessité (que ce soit celle de l’histoire ou celle du logos) qui la gouverne. La Totalité désigne dans la pensée de Levinas l’Être de la philosophie traditionnelle, conçu comme la somme de toutes les particularités, ou encore le corrélat de la Pensée compris comme instance suprême de synthèse où s’intègrent tous les savoirs. Le visage d’autrui À cette vision de l’Être comme rapport immanent d’une Pensée posée comme absolue avec une Totalité indépassable, Levinas oppose la relation du sujet de l’éthique avec une transcendance extérieure au système de la pensée objectivante. Cette transcendance est celle du visage d’autrui, tel qu’il se révèle au Moi dans son altérité absolue, c’est-à-dire en dehors de tout contexte : dans le rapport éthique à autrui, ma responsabilité envers lui est inconditionnelle, elle déborde tous les conditionnement – psychologiques, historiques ou sociaux – qui pourraient la limiter. Le visage d’autrui, ce terme si central dans la philosophie de Levinas, ne doit pas être pris dans son sens empirique : il ne désigne pas les traits de la physionomie. Mais ce n’est pas non plus une simple métaphore : à travers la réalité corporelle, mais au-delà d’elle, le visage signifie la pure contingence d’autrui, dans sa faiblesse et sa mortalité, ou encore, selon l’expression de Levinas, sa pure exposition, c’est-à-dire la demande silencieuse que, par sa seule présence, il m’adresse. Ce que le visage me révèle, c’est la réalité d’autrui dans sa pure humanité, par-delà tous les rôles sociaux qu’il peut être amené à jouer. C’est parce que, dans son essence la plus profonde, la rencontre avec autrui se produit dans la révélation de son visage, qu’elle transcende le système clos de la Totalité où tout rapport se lit en termes de savoir ou de pouvoir. C’est le concept de cette transcendance de la relation éthique que Levinas désigne du nom d’infini. Ce terme est employé ici dans le sens que Descartes lui donne dans ses Méditations métaphysiques, lorsqu’il analyse le paradoxe par lequel l’homme, créature finie, est capable de penser l’idée de l’Infini. Pour Descartes, la présence en nous de l’idée de l’Infini ne peut s’expliquer que par le fait qu’un Être infini l’a placée en nous. Ce que Levinas retient de cette figure de pensée, ce n’est pas la preuve de l’existence de Dieu qu’elle implique, mais le “ geste spéculatif ” suggérant que “ dans l’idée de l’infini se pense ce qui reste toujours extérieur à la pensée ” (préface à Totalité et Infini). Ce qui se noue et se dénoue à la fois dans ce paradoxe, c’est l’idée que la pensée peut contenir plus que ce qu’elle pense, c’est-à-dire qu’elle peut, en quelque façon, penser une extériorité qui, en même temps, la déborde absolument. C’est de cette manière que l’altérité d’autrui, telle qu’elle se révèle dans la relation éthique, apparaît à la fois comme radicalement extérieure à la visée objectivante qui s’accomplit dans le système de la totalité, tout en continuant à pouvoir être décrite à l’intérieur des règles du discours philosophique. L’éthique ne constitue donc pas, pour Levinas, un domaine à part, séparé de la réflexion théorique ; au contraire, la relation à autrui forme l’horizon premier de toute philosophie spéculative, puisque toute philosophie est discours, et qu’il n’y a de discours qu’adressé – même implicitement – à une autre personne. De ce point de vue, tout savoir, y compris le savoir scientifique, tire sa possibilité même d’une attitude éthique préalable. L’altérité radicale d’autrui dans la relation éthique signifie, avant tout, que celle-ci n’est pas réciproque. Il ne s’agit pas d’un troc où l’autre serait destiné à me rendre le bien que je lui ai fait. Une telle réciprocité caractérise le circuit des échanges économiques, régi par la règle du bénéfice mutuel, mais non pas l’unicité du rapport éthique, où le Moi s’efface devant l’autre, dans un mouvement de générosité fondamentalement désintéressée. Autrui, écrit Levinas, me concerne avant toute dette que j’aurais contractée à son égard, je suis responsable de lui indépendamment de toute faute commise vis-à-vis de lui. Cette relation où l’obligation à l’égard d’autrui prime tout ce que je pourrais attendre de lui est essentiellement asymétrique. Il est remarquable que certains des thèmes les plus centraux de Totalité et Infini se réfèrent à la Bible et à son interprétation dans la tradition rabbinique. Cependant, les analyses de Levinas ne se réclament jamais de l’autorité des textes sacrés ; elles tirent leur éclat de leur seule force philosophique. Pour Levinas, les sources bibliques et la réflexion philosophique constituent deux ordres séparés ; en effet, le statut épistémologique de la Bible n’est pas différent de celui de la philosophie grecque : il s’agit de deux “ spiritualités ” distinctes, qui expriment deux modalités spécifiques de l’humain, aussi originelles l’une que l’autre, la philosophie grecque mettant l’accent sur la théorie et sur l’idéal du savoir, la tradition biblique sur la proximité sociale et dialogale. Treize ans après Totalité et Infini, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974) tente d’exposer une autre manière de philosopher, fondée sur l’antériorité absolue en l’homme d’une exigence éthique laquelle témoigne de la présence en nous de l’idée de l’Infini. Cette autre dimension qui s’ouvre alors dans la pensée implique une extrême radicalisation des thèmes posés dans Totalité et Infini, en particulier en ce qui concerne les deux notions centrales de subjectivité et d’altérité. Altérité Dans Totalité et Infini, le Moi avait encore été défini comme une essence qui se pose elle-même et s’identifie dans la jouissance du monde. L’ouverture vers l’autre avait alors été présentée comme la rupture de cet égoïsme primordial. Dans Autrement qu’être, la subjectivité. n’est plus décrite en termes de positivité ; ce n’est pas une essence qui existerait, en soi et pour soi, avant de se tourner vers autrui. Originellement, avant toute définition de soi par soi, la subjectivité apparaît comme réponse à autrui, comme engagée par la demande de l’autre, comme soumise à son appel. Cette responsabilité a priori pour l’autre – qui, pour Levinas, est de l’ordre d’une sensibilité originelle – définit la subjectivité comme pure passivité, comme pure exposition à la requête silencieuse d’autrui. Cette passivité (qu’il ne faut pas comprendre comme une attitude psychologique, mais comme une catégorie, comme la manière d’être de la subjectivité) se dit aussi, chez Levinas, en termes de vulnérabilité à autrui, de traumatisme que sa seule présence inflige à l’identité du Moi ; parce que, à travers cette sensibilité originelle au prochain, son sort m’importe plus que le mien, et que, de ce fait, je suis fondamentalement requis de me “ mettre à sa place ”, je deviens en quelque sorte son otage ; de ce point de vue, le Moi se dépouille de son identité et, d’une certaine manière, se substitue à autrui. En un retournement paradoxal, c’est par cette substitution que le Moi sera désormais défini : être Moi, c’est être pour autrui. À cette dé-substantiation du Moi répond, dans Autrement qu’être, la dé-substantiation de l’autre. Il y a dans l’idée de l’autre, telle qu’elle apparaît dans Totalité et Infini, une aporie fondamentale : si le visage d’autrui est défini comme altérité radicale, extériorité absolue par rapport au système de la perception où l’autre est toujours ramené au même, le seul fait de son apparition le réintègre pourtant dans l’horizon de la conscience intentionnelle, et, par là même, annule son altérité. Celle-ci est une absence toujours menacée d’être ramenée à la présence, à l’indifférenciation d’un objet de la perception. À moins de définir l’altérité comme pure absence : ce qui fait qu’autrui est autre serait alors précisément cette impossibilité de réduire sa transcendance, cet éloignement vertigineux de ce qui ne saurait se dire en termes de présence. S’inspirant de la logique grammaticale des pronoms personnels, où la troisième personne (Il/Elle) désigne toujours celui qui n’est pas là, Levinas dénomme cette absence absolue constitutive de l’altérité, illéité. De l’illéité, c’est-à-dire de ce qui est toujours absent, on ne peut parler qu’au passé. En ce sens, l’altérité dé l’autre ne se révèle à nous que comme quelque chose qui, toujours a déjà passé, c’est-à-dire comme une trace. La trace de l’autre, c’est ce qui reste pour nous de son absence : absence que rien ne peut venir rattraper, parce qu’elle renvoie à un au-delà du visage, à une extériorité absolue. La trace, dit Levinas, n’est pas l’effet d’une cause (comme la fumée est l’effet du feu), mais un signe, certes très particulier, puisqu’il ne renvoie à aucune signification positive, mais seulement à une absence. Dans son sens le plus absolu, la trace de l’Autre fait allusion, chez Levinas, à la trace de Dieu, qui n’est jamais là. Ici, comme dans le fameux passage du chapitre 33 de l’Exode, Dieu ne se révèle que par sa trace. De ce point de vue, l’altérité absolue d’autrui, conçue comme absence, correspondrait à la trace de Dieu en l’homme. Stéphane Moses