Anthony Giddens

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Cet article provient du Dictionnaire des sciences humaines, sous la dir. de Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2006. GIDDENS Anthony, né en 1938 La place d’Anthony Giddens dans la sociologie en France est nettement sous-estimée alors que ce sociologue, né en 1938, est un des sociologues les plus connus et reconnus actuellement dans le monde. Il l’est à plusieurs titres. Il a rédigé une théorie générale de sociologie dans La Constitution de la société ; il a écrit un manuel de référence dans la discipline : Sociology (lourd de 768 pages dans sa dernière édition, associé à une Introduction to Sociology) ; il a proposé une théorie de la modernité avancée occidentale, proche à ce titre d’Ulrich Beck ; il a participé, comme conseiller, à l’élection de Tony Blair et à la mise en place d’un pouvoir de “ centre gauche ” ou de “ centre radical ” en Grande-Bretagne. Il a été également directeur de la prestigieuse London School of Economics. Une sociologie peu reçue en France Les raisons de l’occultation de sa pensée en France ont deux sources. Premièrement, la question centrale de son grand livre, The Constitution of Society, publié en 1984 – comment prendre en compte la structure sans pour autant proposer un structuralisme mécaniste ? – est très proche de celle de Pierre Bourdieu dans Esquisse d’une théorie de la pratique (1972) et Le Sens pratique (1980). Ces deux grands sociologues veulent relever le défi de réintroduire dans la pensée structurale l’individu, l’agent social. Chacun le fait à sa manière. La théorie de l’habitus et du champ a occupé nettement l’espace sociologique en France, sans que l’autre théorie, celle de la structuration (pourtant traduite dès 1987, dans une collection dirigée par R. Boudon) réussisse à entrer en concurrence. La seconde raison tient à la nature de l’engagement de Giddens au côté d’un réformisme de la gauche anglaise, très différent de celui de Bourdieu, dans les mêmes années, avec le mouvement social, notamment celui de la grève de 1995. Le Giddens de “ l’autre voie ”, la troisième voie, a contribué à donner, après coup, à certains sociologues français le sentiment d’avoir eu raison de ne pas avoir prêté attention à sa pensée sociologique : comme si les choix politiques reflétaient exactement les options théoriques. La structuration de la société Giddens veut échapper à un des dualismes ancrés dans la tradition sociologique, celui opposant l’objectivisme et le subjectivisme. Il estime qu’il faut poser autrement le problème. Il le fait en distinguant deux types de compétence chez les agents humains, ou les acteurs. La première est la “ conscience pratique ” qui s’inscrit dans la routinisation des actions. À ce niveau, les individus contribuent à reproduire, pour une large part inconsciemment, le social, obéissant en quelque sorte aux contraintes de leur environnement, par exemple au cadre de leurs interactions. “ La routine loge surtout dans la conscience pratique, elle s’insère comme un coin entre le contenu potentiellement explosif de l’inconscient et le contrôle réflexif de l’action qu’exercent les agents ” ([1984] 2005). Ces individus ont une seconde compétence, la “ conscience discursive ” qui suppose que les individus sont capables d’exprimer non seulement les raisons de ce qu’ils font mais aussi de contrôler ce qu’ils ont fait, de porter un regard critique, bref de faire preuve de “ réflexivité ”. À ce niveau, les agents peuvent décider ou non de reproduire, de prendre une autre direction que celle qu’il devrait prendre. La réflexivité des individus constitue un des supports principaux du changement, c’est-à-dire de la déstabilisation relative de la structure sociale. Le modèle de référence de Giddens – fidèle à sa formation initiale, la psychologie – emprunte à E. H. Erickson, G. Mead, S. Freud, et conçoit l’individu avec plusieurs niveaux ou instances. Cette “ stratification de l’agent ” permet de comprendre comment l’action ne peut pas être confondue avec la répétition, comment elle ouvre le jeu. La socialisation, c’est-à-dire l’intériorisation progressive des règles de la société, ne forme pas le seul lien entre l’individu et la société, la relation entre les deux ordres s’opère aussi par la conscience discursive. Le modèle de Giddens, mêlant inconscient, conscience pratique intermédiaire et conscience réflexive, est plus complexe que celui de Bourdieu, avec une instance centrale, voire unique, celle de l’habitus. La modernité avancée Giddens a pour ambition, après avoir construit son modèle général de proposer une théorie de la modernité. Un des éléments de la modernité est l’augmentation de la réflexivité. “ L’examen et la révision constantes des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernent ces pratiques mêmes ” ([1990] 2000) contribue à “ altérer ” la modernité elle-même, ainsi la science crée non de la certitude, mais au contraire de l’incertitude du fait même de cette critique constante du savoir par le savoir. La naissance de la sociologie dans les sociétés modernes occidentales dérive de ce besoin, accentué du fait même de l’incertitude sur l’avenir qui ne peut répéter le passé, “ les fixités de la tradition ” ayant sauté. La psychanalyse, la psychologie participent également de ce grand mouvement de réflexivité. C’est pour cette raison que Giddens dans La Transformation de l’intimité s’appuie et rend hommage à la littérature dite de développement personnel offrant des supports pour que les acteurs puissent mieux diriger leur vie en nouant des relations “ pures ”, sans dépendance, en particulier dans la famille. Pour définir la modernité, Giddens ajoute un autre trait : “ le développement des mécanismes de dé-localisation ” ([1990] 2000). La question de l’espace est longuement abordée par l’auteur, avec “ les systèmes abstraits des institutions modernes ” comme la monnaie ou les systèmes experts, les deux reposant sur la confiance. La globalisation (2003) –analysée aussi par U. Beck – et la mobilité – analysée également par J. Urry et Z. Bauman – augmentent encore “ le degré de distanciation spatio-temporelle ”, et les interactions à distance. Même s’il utilise aussi la notion de risque, Giddens n’adopte pas une position comparable à celle de Beck. Il a la conviction que la réflexivité et l’action politique, renouvelée, peuvent créer des conditions favorables à une certaine maîtrise de ces risques. u Sociology (1988), Cambridge, Polity Press, 2001. — Giddens A., Duneier M. & Appelbaum R. P., Introduction to Sociology, New York, W. W. Norton and Co, 2005. — Giddens A., La Constitution de la société (1984), trad. M. Audet, Paris, puf “ Quadrige ”, 2005. — Les Conséquences de la modernité (1990), trad. O. Meyer, Paris, L’Harmattan, 2000. — La Transformation de l’intimité (1992), trad. J. Mouchard, Rodez, Chambon, 2004. — La Troisième voie. Le renouveau de la social-démocratie (1998), trad. L. Bouvet, É. Colombani et F. Michel, Paris, Seuil, 2002. — Runaway World. How Globalisation is reshaping our lives, Londres, Routledge, 2003. François de Singly