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Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, 4e édition revue et augmentée, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2004.

ALAIN, 1868-1951

Lagneau, qui fut le maître et le dieu d’Alain, “ ne traitait jamais de morale ” (Souvenirs..., PS, p. 720, 739 et 784). On voudrait dire qu’Alain en traitait toujours, mais ce serait, entre les deux, marquer trop fortement l’écart. “ C’est assez d’apprendre à penser ”, explique l’élève (ibid., p. 720), et cette formule dit aussi la vérité de la morale. C’est toujours l’esprit qui se sauve ou se perd. Au reste, s’il fut incontestablement un moraliste, nous verrons en quel sens, Alain n’est jamais moralisateur. “ La morale ne nous tourne jamais à juger les autres, disait-il, et c’est à ce signe qu’on la reconnaît ” (Propos, t. 1, p. 647). Toute leçon de morale est immorale, en ce sens, en tout cas moralement insuffisante. Que pourrait-on y enseigner d’ailleurs, puisque la morale est “ sans règles ” (Histoire..., AD, p. 117, voir aussi P 1, p. 646), et à qui, puisqu’elle “ n’est jamais pour le voisin ” (La Conscience morale, p. 7-8 ; voir aussi P 1, p. 1097) ? La morale est tout entière de soi à soi, comme Rousseau l’avait vu (P 2, p. 477-478), comme Kant le confirme (Histoire..., AD, p. 115-118). Le moralisateur se trompe d’objet, ou plutôt de sujet, et nous trompe par là. Alain, à l’inverse, renvoie chacun à sa conscience, qu’on connaît assez, et que personne d’autre ne connaît. Quelle conscience ? Il n’y en a qu’une. Les gens du métier ont tort de distinguer conscience morale et conscience psychologique. En vérité, “ toute conscience est d’ordre moral, puisqu’elle oppose toujours ce qui devrait être à ce qui est ” (Histoire..., AD, p. 53-54), et c’est pourquoi, écrit Alain, “ on ne se connaît point si on ne se condamne ” (ibid., p. 190). C’est ta conscience même. C’est le seul juge. C’est la seule loi. Kant a raison sur le fond, mais point toujours sur le détail. L’universel n’est pas une garantie, ni une excuse. Par exemple il y a “ des mensonges héroïques ”, reconnaît Alain, et des sincérités coupables (Histoire..., ibid. ; Conscience morale, p. 11 ; P 1, p. 646). Qui ne voit que la casuistique est nécessaire (Préliminaires..., AD, p. 1173-1175, Les Dieux, AD, p. 1346) et insuffisante ? La morale est “ sans règles, mais non pas sans principes ” (Histoire..., AD, p. 117). C’est donc aux principes qu’il faut revenir, et donner des leçons de philosophie plutôt que de morale. C’était être fidèle encore au Maître : “ Suivant en cela l’exemple de Lagneau, j’ai souvent laissé au père, à l’ami, au confesseur, le détail de la morale ” (Histoire..., AD, p. 118). C’est que le détail est sans valeur propre, qui n’est moral que par le principe mis en œuvre. Quel principe ? La liberté. C’est ce qu’Alain a lu chez Descartes et Kant, et qu’il ne cessera d’approfondir. Faut-il alors se contenter de théorie ? Point davantage. S’agissant de morale, tout homme en sait assez, et le plus savant n’est pas pour cela plus honnête. La morale est toute pratique : “ Le bien est difficile à suivre, facile à connaître ” (P 1, p. 645), et “ il n’y a jamais d’autre difficulté dans le devoir que de le faire ” (Définitions, AD, p. 1050). Ni moralisateur, donc, ni théoricien de la morale : Alain est un philosophe, et la philosophie pour lui, en tout cas la philosophie vivante, n’est pas une théorie parmi d’autres ; c’est “ une disposition de l’âme ”, devant le vrai (Définitions, AD, p. 1078), autant dire que c’est l’esprit même. C’est pourquoi la philosophie “ vise toujours à la doctrine éthique, ou morale ” (81 chapitres..., PS, p. 1072). L’esprit n’est pas une chose, l’esprit n’est pas un être : c’est un acte, ou plutôt c’est un devoir. Quel devoir ? Le devoir de penser, le devoir d’être libre, et c’est le même, et c’est le seul, et l’unique fondement de la morale. Non, certes, que la morale soit par là démontrée, puisqu’elle ne peut, mais en ceci qu’il n’y aurait pas de morale autrement. “ La plus haute valeur humaine c’est l’esprit libre [...], tous les philosophes sont d’accord là-dessus ”, et le christianisme l’exprime encore plus fortement “ par la scandaleuse image du dieu crucifié. C’est toujours l’homme qui est dieu, mais l’homme en sa vraie grandeur, si indépendante de pouvoir et de richesse ” (P 1, p. 1188-1189). Spiritualisme laïque : humanisme. C’est l’esprit de Kant, tel qu’il culmine, selon Alain, dans la seconde formulation de l’impératif catégorique (Histoire..., AD, p. 117). Traiter l’humanité comme une fin, en soi-même aussi bien qu’en autrui, c’est ce qu’on appelle l’humanité (en tant qu’elle n’est pas une espèce mais une vertu, en tant qu’elle est la seule espèce, pour mieux dire, qui soit aussi un devoir), c’est ce qu’on appelle la liberté (contre le fatalisme des causes efficientes), c’est ce qu’on appelle l’esprit, et c’est ce qu’on appelle la morale. “ L’esprit n’est pas une hypothèse en l’air. C’est la fonction propre de l’homme [...], et qui se sait esprit se veut libre ” (Histoire..., p. 94). De là la fameuse définition des Lettres sur Kant : “ La morale consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé absolument ; car noblesse oblige ” (Lettres à Sergio Solmi, p. 63). La grande affaire est d’être un homme, toute la morale se joue là, et toute la philosophie. Une philosophie bornée à l’homme ? “ Je ne vois point la borne ”, répondait Alain (Saisons de l’esprit, 4), et c’est la philosophie même, toujours finie, et toujours infinie.

Moralisme et volontarisme

On a trop fait d’Alain un moraliste, entendant par là qu’il ne serait pas vraiment philosophe. C’est l’avoir peu lu, ou peu compris. S’il y a en lui un La Bruyère ou un Montaigne, et c’est tant mieux, et ce n’est pas donné à tout le monde, il y a aussi autre chose. Alain, lui, est un professionnel de la philosophie : enseignant hors pair, lecteur éblouissant, métaphysicien hardi, et plus difficile qu’on ne le croit. “ Clarum per obscurius ”, disait-il après Lagneau. S’il est moraliste, comme l’a bien vu Georges Pascal, c’est plutôt au sens technique du terme, au sens où “ Fichte appelle sa doctrine Reiner Moralismus, en tant qu’elle fait d’une loi de l’action, et non de l’être, le principe suprême de la philosophie ” (Vocabulaire de Lalande, cité par G. Pascal, L’Idée de philosophie chez Alain, p. 22). Primat de la raison pratique, ou primat, pour mieux dire, de la volonté. Alain a gardé des stoïciens cette leçon qu’il retrouvera chez Descartes et Lagneau : “ C’est la volonté qui juge et pense ” (Lettre à Élie Halévy, du 3 avril 1901), dans la connaissance aussi bien que dans l’action, et c’est en quoi toute vérité, comme toute vertu, est “ de volonté ” (Abrégés..., PS, p. 801). Stoïcisme toujours, et chez Descartes encore, et chez Kant encore. “ C’est la volonté qui est l’âme de l’âme ” (ibid., p. 801), et l’âme n’existe que par là : “ Ce beau mot ne désigne nullement un être mais toujours une action ” (Définitions, AD, p. 1031). Par quoi Alain est moins intellectualiste, contrairement à ce qu’on dit parfois, que volontariste. Si l’esprit “ met tout en ordre ”, comme disait Anaxagore, et dans la perception elle-même (Souvenirs..., PS, p. 743 ; voir aussi Abrégés..., PS, p. 793), c’est pour autant seulement que l’esprit – tel l’hégémonikon / ngemonikov des stoïciens – est doué de volonté ou, mieux, est la volonté jugeant. D’où la liberté encore, et le doute héroïque de Descartes. Penser c’est juger, juger c’est vouloir, et “ le seul devoir est d’être libre ” (Conscience morale, p. 2). Alain reprend pourtant, et bien souvent, le fameux “ Nul n’est méchant volontairement ” de Socrate ou de Platon (voir par ex. P 1, p. 410-411 et 743-745). Mais c’est pour y trouver la volonté, plutôt que la science : le méchant n’est pas celui qui se trompe, c’est celui qui se laisse emporter, celui qui “ s’abandonne au lieu de se conduire ” (P 1, p. 743), celui, autrement dit, qui échoue à vouloir. On en sait toujours assez pour agir en homme : ce n’est pas l’intelligence qui est en défaut, c’est la volonté ; ce n’est pas la science qui manque, c’est le courage. Si nul n’est méchant volontairement, c’est qu’on n’a point besoin de vouloir pour se laisser emporter par le plaisir, la colère, l’égoïsme ou la peur. Il suffit de se laisser aller, de se laisser tomber, et c’est ce que fait le méchant (le méchéant, rappelle Alain, celui qui tombe mal, P 2, p. 802, ou plutôt qui tombe, et c’est le mal), et rien n’est plus facile, en ce sens, que d’être méchant sans le vouloir. “ Car il n’est pas difficile de céder à la peur ; il n’y a qu’à la laisser faire. Comme pour dormir le matin, il suffit de s’abandonner. Le paresseux ne choisit point la paresse ; la paresse se passe très bien d’être choisie. La gourmandise de même, et la luxure, et tous les péchés ; cela va tout seul ” (P 1, p. 410). La morale suppose au contraire qu’on résiste à l’esclavage des désirs ou des peurs : en quoi “ toute vertu est courage ”, comme dit Alain, ce qui explique que “ le mot “lâche” soit la plus grave des injures ” (Propos d’un Normand, 1909, p. 189). Volontarisme, donc : “ Faire ce qu’on veut est le bien, pourvu qu’on sache vouloir ” (Lettres à Sergio Solmi, 7, p. 64), et tel est en effet l’esprit de la vertu stoïque comme de la bonne volonté selon Kant. Non qu’Alain oublie pour cela Platon, bien au contraire ; mais c’est sa conception de l’homme surtout qu’il retient, ce fameux sac de peau, avec ses trois étages – ventre, poitrine et tête : l’hydre, le lion, le sage –, structure ternaire sur laquelle Alain ne cesse de revenir et de s’émerveiller (voir par ex. P 1, p. 674-676, 914-915 et 1141-1143, P 2, p. 31-32, 85-86 et 390-392, Mars, PS, p. 575-576, Platon, PS, p. 905, Préliminaires..., AD, p. 1200, Conscience morale, p. 15-17...). Il ne s’agit que d’être un homme, mais cela ne va point sans choix. Car enfin le tyran ou l’assassin sont humains aussi. Trop humains ? Alain, qui n’aimait guère Nietzsche, dirait plutôt qu’ils le sont trop peu, ou trop mal, n’étant soumis qu’à la partie en eux la plus animale (le ventre) ou la plus impulsive (le thorax). “ Être vaincu en soi-même par soi-même animal, c’est la faute ”, écrit Alain (P 1, p. 646), et nul n’en est fier. Faute contre l’esprit, contre l’humanité, et contre soi. À l’inverse, “ dès qu’un homme se gouverne bien lui-même, il se trouve bon et utile aux autres sans avoir seulement à y penser. C’est l’idée de toute morale ; le reste n’est que police de Barbares ” (P 1, p. 71). Autant dire qu’Alain ne croit guère à la morale des sociologues, qui n’est pour lui que bonnes mœurs et soumission – complaisante ou craintive, selon les cas – au gros animal. C’est Gygès qu’il s’agit de conduire, ou cela seul, du moins, est moral strictement : “ L’homme moral est invisible à l’homme, nous avons tous l’anneau magique ” (P 1, p. 1097), et c’est en quoi “ la morale est une solitude ” (Conscience morale, p. 8). Elle n’en est pas moins universelle pour autant. Que “ la morale change selon les temps, les climats, les polices, les conventions ”, c’est là une “ idée faible ”, sinon une idée fausse, et qui rate l’essentiel. “ On invoque Montaigne. Mais qui mieux que lui a honoré le courage, la tempérance, la patience, la sagesse ? ” Qui a mieux “ reconnu l’homme dans les peuples du Nouveau Monde ” (ibid., p. 6) ? D’ailleurs toute morale extérieure est factice, ou plutôt n’est pas morale : “ Entrer dans la vie morale, c’est justement se délivrer des règles, juger par soi-même, et, en définitive, n’obéir qu’à soi ” (Propos d’un Normand, 1909, p. 169). Cela vaut aussi, et a fortiori, contre les morales théologiques : “ C’est que la crainte n’est ni belle ni bonne, explique Alain. Même Dieu, s’il menace, ne peut faire qu’un poltron. Il faudrait tirer au clair cette théologie de police, qui ne peut faire qu’une vertu de prisonniers ” (P 1, p. 1095). Imaginons un Dieu présent ou une police omnisciente : il n’y aurait partout que crainte et soumission, comme l’avait vu Kant, et la morale n’y survivrait pas. “ C’est pourquoi il faut que Dieu soit incertain ” et qu’on agisse “ comme s’il n’était pas ”, sans rien en attendre, ni récompense ni châtiment, et pourtant comme il faut, comme on doit. C’est la morale même, et la sainteté vraie : “ Le saint est l’homme qui se passe de Dieu ” (ibid., p. 1097). C’est que la conscience lui suffit, qui est Dieu, comme disait Hugo (Histoire..., AD, p. 97), ou plutôt qui est l’homme, et tout homme, et tous les hommes. Éthique de la communication : “ Que l’esprit universel soit présent en toute discussion, c’est ce qui est évident, même par l’accord impossible, même par le désaccord sans remède ; car les esprits se rencontrent là ; et il n’y aurait point de désaccord sans cet accord sur le désaccord. De sorte qu’en un sens Socrate gagne toujours ” (Platon, I, PS, p. 851). Juger, même quand on se trompe, penser, même quand on cherche, c’est toujours penser ou juger selon l’universel. Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre (P 1, p. 1008-1010). Et nul pourtant ne peut juger que pour soi, et (moralement) que soi. C’est en quoi la morale est à la fois “ universelle et intime ” (Conscience morale, p. 6-7). Personne ne peut juger à ma place, ni aucune place me dispenser de juger. Qui voudrait se tromper ? Qui voudrait être fou ? Il ne s’agit que d’être soi, mais en esprit et en vérité. Choisir sa vie, donc, mais selon l’éternel et le vrai, plutôt que selon le hasard des rencontres ou des passions. Tel est le sens de la sagesse spinoziste, et tel était déjà le sens du mythe d’Er, dans La République (Platon, PS, chap. XI ; la comparaison avec Spinoza se trouve p. 919). Tel est le sens surtout de notre vie, puisque tout homme, rappelle Alain, “ fait ce terrible choix à chaque moment ” (Abrégés, “ Platon ”, PS, p. 798). Chacun est libre ou esclave, selon qu’il le veut, ou plutôt – car personne ne veut être esclave –, selon qu’il est capable de vouloir. Tout se noue ici, morale et pensée, et ce nœud c’est l’homme, c’est l’esprit, c’est le devoir, c’est la liberté : “ Puisque l’esprit est libre, ou, mieux, se veut libre et se décrète libre, la règle de penser comme il faut est de penser comme on veut. [...] Car il est sensible à tout homme que ce qui l’intéresse quand il se met à penser, ce n’est pas ce qu’il pense, mais ce qu’il doit penser ” (Histoire, AD, p. 119). Ainsi la seule liberté est de faire son devoir, le seul devoir est d’être libre, et tout le reste est esclavage. Platon et Descartes ici se rejoignent, comme Spinoza et Kant, et c’est pourquoi il n’y a point à choisir entre les pensées, mais à choisir plutôt de penser bien, c’est-à-dire de penser. “ Tout seul, universellement ” (Conscience morale, p. 7 et 11). La morale est cette solitude, et cette universalité.

Les vertus

Quant au contenu de la morale, Alain se plaît à l’exposer presque tout dans le cadre traditionnel, et doublement traditionnel, d’une classification des vertus : les quatre vertus cardinales de la tradition grecque, d’abord et toujours, puis, et de plus en plus, les trois vertus théologales – les trois vertus modernes, dit parfois Alain – de la tradition chrétienne, lesquelles n’annulent point les premières, on s’en doute, mais les éclairent. Pour faire le lien entre ces deux classifications, une définition générale de la vertu, qui doit surtout à Spinoza : “ Vertu signifie puissance ; et cette vertu suffit ” (Vingt leçons..., XVI, AD, p. 582). Que la vertu soit aussi renoncement, Alain ne l’ignore pas. Toutefois, ajoute-t-il aussitôt, “ vertu n’est assurément pas renoncement par impuissance, mais plutôt renoncement par puissance. Si je suis trop peureux ou trop timide pour faire l’escroc, ce n’est pas vertu. Si je suis courageux par folle colère, ce n’est point vertu. Si je suis résigné par lâcheté, ce n’est point vertu. Ce qui est vertu, c’est pouvoir de soi sur soi ” (P 1, p. 1246). Morale de l’intention ? Certes, mais à condition qu’elle soit en acte. Il s’agit toujours de persévérer dans l’être, mais dans son être d’homme ; de “ s’obstiner selon soi ”, comme dit aussi Alain (Vingt leçons..., AD, p. 582), mais selon le soi qui est libre. Tout le reste est esclavage : tout le reste n’est pas moi. L’esprit de Spinoza souffle là, qui est de joie et de miséricorde : “ Ne considère point volontiers ce qui rend triste. Donc, sur l’esclavage humain et la faiblesse humaine parcimonieusement, et juste autant qu’il faut. Largement au contraire sur la vertu ou puissance des hommes, spectacle propre à les réjouir et à te réjouir toi-même ; de façon qu’ils agissent désormais, et toi aussi, par la seule affection de joie ” (P 1, p. 250). C’est “ l’ombre de Spinoza ” qui parle, précise Alain ; et d’ajouter ce commentaire : “ La sottise dans un homme n’est rien de lui ; la vanité n’est rien de lui ; la méchanceté n’est rien de lui. Ces faiblesses émouvantes n’expriment en réalité que la faiblesse des hommes devant les causes extérieures. ” Ce ne sont que passions, et toute passion est passive. Les vertus au contraire sont toujours actives, au sens spinoziste, mais plus encore cartésien, du terme. Il s’agit que l’âme gouverne, plutôt que le corps. Il s’agit de faire, plutôt que de subir (P 1, p. 635). D’être libre, plutôt que d’être esclave. Les utilitaristes ont vu trop court : ce ne sont pas les intérêts qui nous meuvent, mais les passions (Traité de morale, p. 200) ; et toute vertu est une passion surmontée ou sauvée. Non que les passions soient toujours mauvaises. Elles sont bonnes si elles sont joyeuses, ou même si elles sont agréables ou toniques. Mais cela suppose qu’on les contrôle, qu’on les gouverne, et c’est ce qui définit les vertus. Quelles vertus ? On n’a guère le choix. Si vertu est puissance de soi sur soi, force d’âme, comme dit Alain après Spinoza, chaque vertu sera définie par l’esclavage qu’elle surmonte. Ainsi, contre l’esclavage du plaisir, la tempérance. Contre l’esclavage des richesses, la justice. Contre l’esclavage de la peur, le courage. Contre l’esclavage de l’opinion, de l’enthousiasme ou des preuves, la sagesse. Ce sont les quatres vertus cardinales de l’Antiquité et du Moyen Âge. Alain ne cesse d’y revenir, par exemple dans le beau Propos du 19 janvier 1935 (“ Les quatre vertus ”, P 1, p. 1245-1247), qu’il faudrait citer en entier, si l’on pouvait. À défaut, cette, définition de la vertu : “ C’est la puissance de vouloir et d’agir contre ce qui plaît ou déplaît. C’est une puissance acquise contre tous les genres de convulsion, d’emportement, d’ivresse et d’horreur. [...] Les Anciens ont défini quatre vertus principales d’après quatre genres d’emportement. L’emportement de la peur définit par opposition la vertu de courage. L’ivresse, qui est l’extrême du désir, définit la tempérance. L’emportement de la convoitise définit la justice ; et l’emportement des disputeurs définit la sagesse ” (Définitions, AD, p. 1098). C’est toujours le sac de peau : la tempérance doit régner sur le ventre, le courage sur le cœur, la sagesse sur la tête. La quatrième vertu serait donc la plus belle, qui doit assurer l’équilibre harmonieux de l’ensemble, dans l’homme comme dans la société, et c’est ce qu’on appelle justice proprement (Platon, X). Il arrive pourtant qu’Alain mette la sagesse plus haut (voir par ex. P 1, p. 1247) ; mais c’est qu’il prend alors la justice en un sens restreint (le contraire du vol), et la sagesse, au contraire, en un sens large ( “ il s’agit toujours de n’être pas dupe, et de garder son esprit clair ” ). Le vrai est sans doute que sagesse et justice au sommet se confondent. Ainsi Socrate, qui le paya de sa vie.

Mais on ne peut en rester aux Grecs, ni à cette maîtrise toute héroïque des passions. C’est paganisme encore, et culte de la force. “ Athlétisme ”, dit souvent Alain. (par ex. dans sa définition de la vertu, AD, p. 1098, ou dans Les Dieux, III, 5). C’est la vertu d’Hercule, héros stoïcien (P 1, p. 150, P 2, p. 293-294). Mais enfin Hercule n’est pas “ tout à fait un Dieu ” (Les Dieux, III, 2, p. 1294). Ce qui lui manque ? Un peu de faiblesse, ou d’amour de la faiblesse. Que vaut la force, si ce n’est au service des plus faibles ? Cela les Anciens pouvaient le comprendre, peut-être. Mais point que c’est la faiblesse alors qui vaut, que c’est la faiblesse qu’il faut aimer, que c’est “ la faiblesse qui est Dieu ” (Entretiens au bord de la mer, IX, PS, p. 1368). Le premier enfant venu vaut plus qu’Hercule. Le premier esclave venu vaut plus qu’Hercule. Le premier supplicié venu vaut plus qu’Hercule. Prométhée ? Point. Jésus-Christ. L’enfant nu, entre le bœuf et l’âne. L’Homme-Dieu crucifié, entre les deux voleurs. Ici il faut “ dire adieu à la beauté grecque, car elle n’est que le bonheur d’être fort ” (Les Dieux, IV, 6, AD, p. 1337). Le bonheur d’aimer vaut mieux, c’est ce que signifie le christianisme. Sagesse vaut moins que sainteté.

“ Il faut donc croire ? ” (Entretiens..., IX, PS, p. 1369). Sans doute. Mais point dans le monde, ce serait idolâtrie. Point dans les pouvoirs, ce serait servitude. Il faut croire en l’esprit, et c’est en quoi toute foi, quand elle est libérée de superstition, porte sur l’homme : sur l’homme que je suis, ce qui est foi strictement ; sur son action et ses chances de succès, ce qui est espérance ; enfin sur l’autre homme, et sur tout homme, ce qui est charité (Entretiens..., IX, Les Dieux, IV, Les Idées et les Âges, VI, 7 ; voir aussi, dans les Définitions, les articles “ foi ”, “ espérance ” et “ charité ”). Ce sont les trois vertus théologales, mais ramenées sur la terre (P 1, p. 327-328). Si la foi y occupe une position centrale, comme on le voit, c’est à condition de comprendre qu’elle est une croyance volontaire, dont le véritable objet est la volonté même, en tant qu’elle est libre. Au fond, c’est ce qu’Alain, avec Descartes, appelle aussi la générosité (Histoire..., AD, p. 189-192, P 1, p. 1088-1089), et le mot sans doute est moins équivoque. Mais Alain aime dans celui de foi, et de plus en plus, la capacité qu’il a d’intégrer tout l’homme – y compris ce qu’on appelle aujourd’hui l’homo religiosus – à l’homme, et tous les hommes à l’humanité. Non qu’Alain cède pour cela sur l’essentiel, qui est la liberté de l’esprit. Foi obligée, ce n’est plus foi. Foi certaine, ce n’est plus foi. La foi ne va pas sans doute. Elle est le doute même, en esprit et en vérité. Montaigne, héros de la bonne foi. Voltaire, héros de l’esprit (Les Dieux, AD, p. 1318-1319). “ Le doute est le sel de l’esprit ”, écrit Alain, et les vrais croyants sont ceux qu’il appelle “ les ânes rouges, ceux qu’on ne peut atteler, qui ne croient rien ” : ceux-là ont la foi, la vraie foi, “ la foi qui sauve ” (P 1, p. 1014-1016). C’est le contraire de la crédulité (ibid., et P 2, p. 943). Car l’esprit se moque de tout, y compris de lui-même, l’esprit ne croit qu’en soi, ou plutôt il n’y croit pas (“ l’esprit n’est rien, dit l’esprit ”, Les Dieux, AD, p. 1318), il n’y croit qu’autant qu’il le veut, qu’autant qu’il se fait, et c’est la vérité de l’esprit, et c’est le vrai Dieu, et c’est le seul (Définition, art. “ Esprit ”, AD, p. 1056 ; voir aussi Les Dieux, III, 10 et IV, 1). On ne quitte point ici la morale. On y entre. On la sauve. Définition de la foi : “ Volonté de croire, sans preuve et contre les preuves, que l’homme peut faire son destin, et que la morale n’est donc pas un vain mot. Le donjon de la foi, son dernier réduit, c’est la liberté même ; et il faut y croire, car sans y croire on ne peut l’avoir ” (Définitions, AD, p. 1060). Oublier qu’on est libre, ou faire semblant de ne l’être pas, c’est mauvaise foi, écrit Alain avant Sartre (Histoire..., AD, p. 116), et cela dit assez, à l’inverse, la vérité de la foi, de la bonne foi, qui est foi en soi et en l’esprit, qui est l’esprit lui-même dans l’acte qui le sauve. “ Il n’y a qu’une foi, qui est de se garder libre ” (P 1, p. 1088). Ainsi c’est la foi qui est Dieu (ibid.), et c’est ce que signifie l’athéisme. Libre pensée ? C’est un pléonasme, dirait Alain, quand ce n’est pas une caricature. Agnosticisme ? Ce serait trop peu dire. Disons donc athéisme, mais volontaire plutôt que dogmatique. Si Dieu existait, tout serait fini (voir les Souvenirs..., III, p. 763). Au lieu que tout commence, puisque nous sommes libres. Du moins si nous voulons : “ Il est de l’essence de la liberté, rappelle Alain après Renouvier et Kant, qu’on ne puisse jamais la prouver à la rigueur, et qu’il. faut toujours la vouloir ” (Histoire..., AD, p. 98). Limiter le savoir, disait Kant, pour laisser place à la foi. Mais un seul postulat suffit. “ Il n’est permis d’adorer que l’homme ” (P 2, p. 503).

Le bonheur

Le best-seller d’Alain, en France comme dans le monde, est sans doute le recueil des Propos sur le bonheur. J’y vois une part d’injustice, tant les grands livres d’Alain (Histoire de mes pensées, Entretiens au bord de la mer, Les Dieux...) valent mieux. Mais cela rejoint aussi la vocation vraie de la philosophie, qui est d’aider à vivre. Et qui voudrait vivre malheureux ? Alain philosophe à l’ancienne, c’est ce qui fait une part de sa modernité. Il philosophe “ de la bonne manière, c’est-à-dire pour son propre salut ” (Les Dieux, AD, p. 1203), et n’en voit point sans bonheur. Eudémonisme ? Point du tout. Le bonheur n’est pas un but plausible, et même “ dès qu’un homme cherche le bonheur, il est condamné à ne pas le trouver ” (P 1, p. 105). Il faut “ jurer d’être heureux ”, certes ; mais aussitôt s’occuper d’autre chose. Est-ce alors la vertu qui fait le bonheur ? Est-ce le bonheur qui fait la vertu ? Ni l’un ni l’autre, en quoi stoïciens et épicuriens sont renvoyés dos à dos. Comme l’a remarqué Georges Pascal, “ le problème du Souverain bien trouve ici une solution originale : le bonheur n’est ni la récompense ni le principe de la vertu ; bonheur et vertu sont liés par un troisième terme qui est la source de l’un comme de l’autre : l’effort de la volonté, que l’on nomme ordinairement courage ” (L’Idée de philosophie chez Alain, p. 35). Bonheur et vertu n’existent que dans l’action, quand elle est libre. L’amour ? Il est ce bonheur même, comme l’a vu Spinoza (P 2, p. 119), et cette vertu même, par “ le courage d’aimer ” (Définitions, p. 1032, Lettres au Dr Mondor, AD, p. 736). Car “ l’amour n’est point séparé du courage ”, ce que le mot cœur indique assez, qui signifie l’un et l’autre (ibid., p. 724), et tel est peut-être le secret commun des héros et des saints. Courage sans amour, ce n’est point vertu : ce n’est que colère ou insensibilité. Amour sans courage, ce n’est pas vertu : ce n’est que passion ou désir. Il faut donc les deux, amour et courage, ce qui est générosité (ibid., p. 724) et le contenu vrai du bonheur.

Par quoi la morale est la vérité de la religion (Préliminaires..., AD, p. 1136), et de la vie. Il ne s’agit que de sauver son âme (P 1, p. 610-611), et ce salut “ n’est pas de l’avenir mais de maintenant ” (Platon, PS, p. 887-888). Lagneau, encore : “ Sauver cette puissance de penser, ne la soumettre à rien, ne la déshonorer par aucun genre d’ivresse, n’est-ce point là la morale, ô mon maître ? (Souvenirs..., PS, p. 731). C’est le seul salut qui nous soit accessible, et il suffit : “ Par salut j’entends justice et santé de l’âme, comme tout le monde, et dans cette autre vie qu’est cette vie dès qu’on se soucie de son âme ” (Histoire..., AD, p. 182). La formule est utilisée à propos de Descartes, dont Alain, de plus en plus, fit son maître. C’était replier le platonisme dans l’homme, le savoi

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